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de donner la préférence à celle qui appartient au genre le plus élevé. Un bon roman est supérieur assurément à une mauvaise tragédie, mais entre un mauvais roman et une mauvaise tragédie nous n’hésiterons jamais. Un mauvais roman n’est qu’une platitude basse et souvent pernicieuse. Une mauvaise tragédie est au moins une platitude emphatique, visant à la grandeur et à l’éclat ; elle a ce mérite relatif de forcer ceux qui la composent à se guinder, à se tourmenter, à faire effort pour s’élever : aussi peut-on dire que la tragédie est une bonne école de tenue morale. La composition d’une tragédie est un exercice de gymnastique intellectuelle plus sain que le roman, et c’est pourquoi nous regrettons quelquefois, en voyant les ravages opérés par le genre à la mode, le temps où le public croyait aux Guèbres et aux Atrides.

Cependant, tant qu’il y aura une littérature d’imagination telle quelle, notre devoir est de la surveiller et d’en tirer à notre profit personnel et au profit du lecteur le meilleur parti possible. Eh bien ! la tâche n’est pas aussi facile qu’on le croirait. Le triage, si l’on veut conduire cette opération avec justice, offre des difficultés presque insurmontables. En effet, presque toutes les productions romanesques qui se succèdent depuis quelques années offrent à peu près également les mêmes défauts et les mêmes qualités ; aucune ne tranche sur les autres par un caractère marqué, et c’est à peine si on ose choisir entre elles. Comme il n’y a pas de raisons décisives de parler de celle-ci plutôt que de celle-là, le critique se trouve placé dans cette alternative embarrassante de parler de toutes ou de ne parler d’aucune. Les œuvres secondaires ou même médiocres de notre époque se distinguent des œuvres secondaires et médiocres des époques précédentes par un genre de mérite qui rend l’injustice très difficile à leur égard ; elles sont défendues contre leur médiocrité par des qualités sérieuses qui font hésiter le jugement. Dénuées de beauté, de puissance et souvent même de charme, elles ne sont pas dénuées d’intérêt et de vérité, en sorte que si on a laissé fléchir en soi cette sévérité critique qui demande avant tout aux œuvres d’art d’être les expressions les plus larges possibles de la beauté et de la vie, on se sent touché de compassion devant ces créations incomplètes qui n’embrassent aucun ordre de pensées et de sentimens dans leur ensemble, mais qui présentent des observations de détail avec une vérité souvent saisissante. Ce qui manque avant tout à nos jeunes écrivains d’imagination, c’est, ainsi que nous l’avons dit, la faculté qui fait seule les grands artistes, la concentration, l’intensité, et, pourquoi ne pas hasarder ce mot pédantesque ? la faculté synthétique. Ils ne savent pas voir largement et féconder par la réflexion ce qu’ils ont réussi à voir. On dirait que la plupart d’entre eux, et cette supposition n’est souvent que trop près de la vérité, n’ont au-