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littéraires, religieuses, philosophiques. Aux idées nées et nourries sur le sol national viennent se joindre toutes leurs sœurs étrangères ; elles affluent d’Allemagne, d’Angleterre, d’Amérique, sûres de trouver parmi nous un accueil sympathique, si elles ont seulement un atome d’originalité qui les recommande à notre attention, ou la plus légère nuance de beauté qui les recommande à notre amour. Le monde moral est fermé à un moins grand nombre d’hommes qu’autrefois : ce n’est pas que les portes en soient déjà toutes grandes ouvertes pour les foules, mais elles sont plus souvent entre-bâillées, et plus d’un a pu se glisser ainsi furtivement en visiteur et contempler de ses propres yeux ce qu’il ne lui était donné autrefois de connaître que par les récits plus ou moins exacts ou intéressés des grandes intelligences qui habitaient seules ce monde merveilleux. Les mêmes hommes qui autrefois ne connaissaient qu’une seule province du monde moral (les élus même de l’intelligence n’en connaissaient bien souvent qu’une seule) en connaissent aujourd’hui presque toutes les régions, et ceux qui n’auraient eu en partage que des reflets et des images d’idées, qui n’auraient été admis à contempler la vérité qu’à travers les verres colorés de leurs préjugés et de leurs ignorances, ont pu la contempler en elle-même et en faire leur propriété. Ce sont là certes de grands avantages à porter à l’actif de notre temps ; mais cette médaille a son revers. Les idées, en se multipliant, ont perdu une grande partie de leur puissance. Autrefois elles étaient les épouses légitimes de l’esprit qui les recevait et les adoptait ; aujourd’hui elles ne sont plus que des visiteuses et des hôtes de passage. Depuis que nous avons plus de sympathie pour un plus grand nombre d’idées, nous avons plus de peine à fixer notre choix et à dévouer notre amour à quelques-unes d’entre elles. Nous n’avons plus avec elles que des rapports de sociabilité ou de caprice qui nous donnent un plaisir d’un instant ou nous laissent sceptiques et défians ; nous perdons sans regret celles que nous avons aimées, et même nous revoyons sans plaisir celles qui nous ont charmés autrefois. Le catalogue de don Juan est devenu une vérité dans le monde moral, tre mille e tre ; bienheureux sommes-nous quand nous ne sommes pas atteints par le même châtiment qui atteignit le séducteur, et quand la statue du commandeur, apparaissant sous la forme du glacial scepticisme, ne vient pas nous prendre par la main pour nous conduire aux abîmes du dégoût, du désespoir et du néant ! Voilà le prix dont nous payons cette facilité d’intelligence, cette sympathie morale et cette multiplicité d’idées dont nous pouvons être fiers à bon droit.

Si nous avons beaucoup acquis, nous avons donc, en revanche, beaucoup perdu. Il y a des sphères entières de l’activité humaine où cette balance de profits et de pertes est tout à fait inégale et