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à l’exportation qu’à l’importation. Voilà plus de cent ans que les premiers économistes français ont commencé à réclamer cette liberté. Un siècle de prédication, ce n’est pas trop pour faire triompher une idée juste, quand elle a contre elle les apparences et les habitudes. Les mânes de Quesnay et de Turgot ont dû en tressaillir dans leur tombe. Que d’obstacles n’a pas rencontrés cette grande entreprise depuis la fameuse guerre des farines de 1775 ! « Comment ! écrivait alors Voltaire avec sa fine ironie, voilà un édit qui, malgré les préjugés les plus sacrés, permet à tout Périgourdin de vendre et d’acheter du blé en Auvergne, et tout Champenois peut manger du pain avec du blé de Picardie ! Un procureur fiscal s’est mis à prouver que rien n’est plus dangereux que de se nourrir comme on veut. Nous fûmes tout étonnés de voir douze ou quinze mille paysans qui couraient comme des fous en hurlant : Les blés ! les marchés ! les marchés ! les blés ! Nous remarquâmes qu’ils s’arrêtaient à chaque moulin, qu’ils démolissaient en un moment, et qu’ils jetaient blé, farine et son dans la rivière. J’entendis un petit homme qui, avec une voix de Stentor, leur criait : Saccageons tout, mes amis ; détruisons toutes les farines pour avoir de quoi manger ! »

Puis sont venues les absurdes lois de la révolution et de l’empire, puis enfin le mécanisme longtemps vanté et aujourd’hui vermoulu de l’échelle mobile. La vérité s’est fait jour malgré tout, et nous la voyons sur le point de triompher. La liberté d’exportation, ce principe véritablement protecteur de l’agriculture, et par conséquent de l’alimentation nationale, peut seule soulever encore quelque résistance. C’est l’intérêt et le devoir de notre public agricole de se réunir pour la défendre. L’exportation, même gênée par l’échelle mobile, a porté depuis trois ans un puissant secours à l’agriculture, que tant de circonstances contraires ont accablée. Elle seule a contribué à ramener quelques capitaux vers le sol, pendant que tant d’autres causes conspiraient à les en détourner. Puisque la population nationale ne s’accroît presque plus, qu’on permette au moins au débouché étranger de fournir l’appoint que ne donne plus le débouché intérieur. Si jamais la prospérité nationale, reprenant son cours, rend à la population son ancien essor, les nouveaux consommateurs trouveront un supplément de céréales tout préparé par les profits de l’exportation, et notre pays, qui est déjà le plus grand producteur de froment du monde, aura pu faire quelques progrès agricoles qui seraient impossibles sans cette condition.


L. DE LAVERGNE.