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jeunesse, et destinés plus tard à servir d’intermédiaires aux passions de leurs maîtres, ils allaient, quand l’âge les frappait, affronter dans les gynécées la haine d’un sexe et le mépris des deux : c’était le dernier degré et le plus redouté de la condition servile. À cette école d’opprobre et de misère, Eutrope, doué d’une grande intelligence naturelle, acquit tous les vices qu’engendre l’avilissement : il devint fourbe, ingrat, avide d’argent ; détestant le nom de maître et aspirant à l’être un jour, ne fût-ce que pour se venger, il accumula au fond de son âme une haine mortelle contre quiconque l’avait connu à l’époque de sa dégradation, qu’il lui eût fait du mal ou du bien. Il finit par étendre ce sentiment à toute la société qui versait sur ses pareils avec tant d’indifférence la souffrance et l’abjection ; mais, habile à dissimuler, il n’en laissait rien percer au dehors. Quelques rayons de tendresse venaient cependant traverser de temps à autre cette âme sombre et désespérée. Il était chrétien sincère et catholique ardent, quoiqu’on lui niât plus tard ce titre, lorsqu’il eut à lutter contre l’église, et il aimait avec passion une sœur, née comme lui dans la servitude. Tout ce que cet homme pouvait concevoir d’affection, il le reporta sut cette femme, son égale par le sang et par la misère. Elle avait été sa consolation dans les jours de détresse ; aux temps de la prospérité, il mit sa fierté à la rendre riche et puissante, à lui faire partager ses honneurs, son palais, à lui donner une cour, à humilier devant elle les plus nobles matrones. Exempte des mauvais instincts de son frère, elle n’abusa point de sa puissance, et mérita d’être épargnée quand la roue de la fortune vint à tourner. On l’appelait par dérision la femme de l’eunuque.

Le premier maître d’Eutrope, ou du moins le plus ancien dont l’histoire se souvienne, fut un certain Ptolémée, préposé aux haras militaires de l’Égypte, soldat brutal, qui mêlait quelques qualités à sa grossièreté, et se fit aimer de son esclave. Celui-ci commençait à s’attacher, quand un beau jour Ptolémée l’envoya au marché et le vendit : ce fut un des premiers chagrins de l’eunuque. Des mains de Ptolémée, il tomba dans celles d’un vieux général illustré par de beaux services sous les règnes de Valens et de Théodose, l’ancien maître des milices Arinthée, qui le prit pour confident de ses affaires, où figuraient souvent des intrigues galantes. Eutrope resta plusieurs années chez ce maître ; puis, l’âge arrivant avec les rides et la perte des cheveux, on le jugea indigne de parader à table ou dans les vestibules avec les jeunes et élégans esclaves qui formaient le cortège d’un patricien d’Orient et un des ameublemens de son palais. Sur ces entrefaites, Arinthée, ayant marié sa fille, le donna à son gendre, et, suivant le mot énergique d’un contempo-