Page:Revue des Deux Mondes - 1861 - tome 31.djvu/99

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

doute qu’on pût être si fou, il dormait tranquillement, quand nos étourdis héroïques approchaient sans souffler. Serrant sa ceinture rouge, le plus fort, le plus leste s’élançait de la barque, et sur ce dos immense, sans souci de sa vie, d’un han ! enfonçait le harpon.


II. — DECOUVERTE DES TROIS OCEANS.

Qui a ouvert aux hommes la grande navigation ? qui révéla la mer, en marqua les zones et les voies ? enfin qui découvrit le globe ? La baleine et le baleinier : tout cela bien avant Colomb et les fameux chercheurs d’or qui eurent toute la gloire, retrouvant à grand bruit ce qu’avaient trouvé les pêcheurs.

La traversée de l’Océan, que l’on célébra tant au XVe siècle, s’était faite souvent par le passage étroit d’Islande en Groenland, et même par le large, car les Basques allaient à Terre-Neuve. Le moindre danger était la traversée pour des gens qui cherchaient au bout du monde ce suprême danger, le duel avec la baleine. S’en aller dans les mers du Nord, se prendre corps à corps avec la montagne vivante, en pleine nuit, et on peut dire en plein naufrage, le pied sur elle et le gouffre dessous, ceux qui faisaient cela étaient assez trempés de cœur pour prendre en grande insouciance les événemens ordinaires de la mer. Noble guerre, grande école de courage, cette pêche n’était pas comme aujourd’hui un carnage facile qui se fait prudemment de loin avec une machine : on frappait de sa main, on risquait vie pour vie. On tuait peu de baleines, mais on gagnait infiniment en habileté maritime, en patience, en sagacité, en intrépidité. On rapportait moins d’huile et plus de gloire.

Chaque nation se montrait là dans son génie particulier. On la reconnaissait à ses allures. Il y a cent formes de courage, et leurs variétés graduées étaient comme une gamme héroïque : — au nord, les Scandinaves, les races rousses (de Norvège en Flandre), leur sanguine fureur ; — au midi, l’élan basque et la folie lucide qui les guida si bien autour du monde ; — au centre, la fermeté bretonne, muette et patiente, mais à l’heure du danger d’une excentricité sublime ; — enfin la sagesse normande, armée de l’association et de toute prévoyance, courage calculé, bravant tout, mais pour le succès. Telle était la beauté de l’homme dans cette manifestation souveraine, du courage humain.

On doit beaucoup à la baleine : sans elle, les pêcheurs se seraient tenus à la côte, car presque tout poisson est riverain ; c’est elle qui les émancipa, et les mena partout. Ils allèrent, entraînés, au large, et, de proche en proche, si loin, qu’en la suivant toujours ils se