Page:Revue des Deux Mondes - 1861 - tome 31.djvu/926

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

dise jamais que les Anglais sont insensibles aux malheurs des chrétiens d’Orient ! Je suis persuadé qu’ils les soulageraient d’autant plus volontiers qu’ils seraient seuls à le faire, et cela m’amène souvent à penser, comme homme, comme chrétien, non plus comme Français, que c’est un grand malheur que les Anglais aient en Orient des rivaux de compassion pour les faibles, d’assistance aux opprimés, de justice contre la tyrannie, de colère contre les meurtriers et contre les bourreaux ; puisque c’est cette rivalité seule qui les empêche de mettre en pratique tous leurs bons sentimens.

On trouve dans l’ouvrage de M. Senior de curieux renseignemens sur l’influence et je dirais presque sur le pouvoir que les consuls européens, surtout les consuls anglais, ont à l’heure qu’il est en Turquie, et on saura bientôt pourquoi j’attribue plus de pouvoir aux consuls anglais qu’aux autres. « Vous ne voyez rien ici du gouvernement turc, disait à M. Senior un de ses interlocuteurs ; à Constantinople, les Turcs ont peur de l’opinion des Européens et se contiennent ; mais dans les districts plus éloignés, où il n’y a pas de consuls qui puissent intervenir, les chrétiens, à moins qu’ils ne soient assez nombreux et assez hardis pour se défendre, sont traités non-seulement comme des esclaves, mais encore comme des esclaves que leurs maîtres haïssent. Vous pouvez vous figurer ce que peut être un tel esclavage quand le maître est un barbare. — Mais quelle protection, dis-je, un consul peut-il donner à un raya ? Si un sujet turc en opprime un autre, le consul peut-il y voir quelque chose ? — Rien légalement, répond l’interlocuteur, beaucoup en pratique. Lorsqu’un chrétien est opprimé ou se plaint de l’être, il raconte son histoire au consul. Le consul s’émeut ; il sait ce que c’est que la tyrannie turque. Peut-être le pacha ou le mudir qu’on accuse est un de ses vieux amis ou un de ses anciens ennemis dont il a constaté les habitudes de violence ou d’extorsion. Il croit tout ce qu’il entend ; il met son plaisir à faire parade de son activité et de ses sentimens libéraux ; il prend fait et cause pour le plaignant, et adresse à son ambassadeur un rapport dont son imagination fait quelque peu les frais. L’ambassadeur a décliné tout droit d’intervention ; mais il pense cependant qu’il est de son devoir de communiquer au ministère des affaires étrangères ou peut-être au grand-vizir les informations qu’il a reçues. » Le ministre ou le vizir, ennuyé, perplexe et tracassé, « est très reconnaissant à l’ambassadeur de sa communication, et sait très bien que son excellence a été dirigée dans cette occasion par sa sympathie désintéressée pour la prospérité de l’empire ottoman, par l’attachement qu’il porte au grand principe du bonheur public, la justice et l’intégrité des fonctionnaires. » Et, pour conclure, le mudir ou le pacha est réprimandé.