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édifiant chaque soir par sa conversation le cercle de ses demoiselles d’honneur, lisant du grec, bardant ses lettres de vers latins, prenant plaisir à recevoir les ambassadeurs, afin de répondre à chacun dans sa langue. On l’aime jusque dans ses fautes ; on pardonne à l’exaltation de sa foi l’âpreté de ses poursuites contre les Juifs, à l’orgueil du sang son acharnement contre le maréchal de Gié, qui, né son sujet, tenta de l’empêcher de redevenir souveraine. Dans ce caractère exalté et naïf, dans ce doux entêtement, il y a je ne sais quelle grâce forte et suave à travers laquelle apparaît une pointe anticipée du bel esprit de l’hôtel de Rambouillet et de l’austérité de Port-Royal.

Cette gracieuse femme n’avait pu entretenir pour Charles VIII, son vainqueur difforme et brutal, que des sentimens où le devoir tenait plus de place que la tendresse. Il allait en être tout autrement dans une seconde union. Sans faire remonter au premier voyage du duc d’Orléans en Bretagne la romanesque histoire de ses amours, il y a certes tout lieu de croire que le premier prince du sang avait subi depuis longtemps le doux empire qu’Anne, sans le chercher, exerçait autour d’elle, et qu’après le décès de son époux, la reine n’eut aucun effort à faire, quoi qu’en puisse dire Brantôme, pour fomenter encore ses anciens sentimens dans sa poitrine échauffée. Ayant résolu de mettre à profit une passion qu’elle n’ignorait pas, elle partit pour la Bretagne sans laisser pénétrer ses véritables intentions, et réclama immédiatement, à titre de souveraine indépendante, le départ des troupes françaises. Elle munit de garnisons et de commandans sûrs toutes les places de son duché, et attendit avec confiance au château de Nantes les ouvertures du nouveau roi. Cette diplomatie, où l’amour du roi promit tout à l’ambition de la reine, marcha aussi vite que si la télégraphie électrique avait été déjà trouvée. Après quatre mois de veuvage, Anne avait pris l’engagement d’épouser Louis XII sitôt que ce prince aurait pu faire dissoudre son premier mariage, qui remontait à dix-huit années[1], et le roi, tout entier à cette douce perspective, s’inquiétant beaucoup moins que la reine-duchesse de la question politique, la laissa maîtresse de régler à son gré ce qui concernait le sort et l’avenir de cette Bretagne, qui l’avait trop bien accueilli dans ses épreuves pour qu’il lui disputât aucun avantage dans la plénitude de son bonheur.

Si le premier contrat de mariage de la duchesse avait été rédigé dans la pensée de confondre la Bretagne avec le domaine de la couronne et de soumettre les Bretons au droit commun, le second fut inspiré

  1. La mort de Charles VIII est du 17 avril 1498 ; l’engagement d’Anne de Bretagne est du 18 août. — Voyez les Preuves de dom Morice, t. III, col. 794.