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sujet pensant, d’un monde qui ressemble à un syllogisme, d’une réalité qui, au rebours des notions les mieux accréditées, est le reflet, l’image, le produit de l’idéal. On croit d’abord, en lisant de pareilles choses, être le jouet d’une mystification. On se demande si l’on a bien compris. La langue de l’auteur assurément n’est pas la nôtre ; il doit y avoir quelque secret là-dessous, quelque sens caché. Et en effet il y a un sens caché. Hegel a parlé à sa manière, en symboles, en formules ; il a été obscur comme les prophètes, mais comme eux il a eu le regard qui va au fond des choses. Il est de la race de Spinoza, de ces hommes étranges qui tiennent pour réalité ce que nous appelons des apparences, pour apparences ce que nous regardons comme les seules réalités, et qui s’élèvent sans effort et se meuvent sans embarras dans une sphère que les autres hommes croient peuplée de chimères et de fantômes. Il a hardiment soulevé le voile du monde sensible. Il a reconnu que si l’univers est intelligible, c’est qu’il est intelligent ; que si l’univers dit quelque chose à l’homme, c’est qu’il a quelque chose de commun avec l’homme ; en un mot, que la vraie réalité, la première, ce n’est pas la matière, mais l’esprit. La chose n’est que le corps de l’idée, le phénomène n’est que l’expression de la loi. Hegel a devancé la science contemporaine, qui commence à se demander si la matière ne serait pas tout simplement une force ou un mouvement. Tel est, à le bien prendre, le sens du mémorable axiome qui proclame que tout ce qui est réel est par là même rationnel ; mais par cet axiome, le philosophe a en même temps donné aux existences une valeur qu’elles n’avaient pas avant lui, et c’est là ce qu’il faut signaler tout d’abord lorsqu’il s’agit de déterminer les élémens permanens de sa pensée. Il nous a enseigné le respect et l’intelligence des faits. Nous avons appris de lui à reconnaître l’autorité de la réalité. Nous savons aujourd’hui y démêler une idée supérieure, et alors même que nous n’apercevons pas cette idée, nous avons l’assurance qu’elle finira par se manifester. Nouveauté immense ! ce qui est a pour nous le droit d’être. Le mot de hasard n’a plus de sens à nos yeux. Nous croyons à la raison universelle et souveraine. Nous y croyons pour l’histoire comme pour la nature. Nous estimons qu’avec des instrumens plus délicats, une observation plus persévérante, un esprit plus souple, nous parviendrons à découvrir les forces qui régissent l’humanité. De là une méthode d’étude et des procédés de critique tout nouveaux. Au lieu de soumettre les faits aux caprices d’une réflexion personnelle, de les ramener à des catégories arbitrairement fixées, nous nous jetons au cœur des réalités que nous voulons connaître. Nous sortons de nous-mêmes pour mieux éprouver la puissance de l’objet ; nous nous identifions avec les choses, écoutant leur voix, cherchant à prendre sur le fait le mystère de