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n’en garde pas moins sa valeur et son intérêt. J’ai déjà dit au milieu de quelles catastrophes politiques Hegel termina ce livre. Il se plaisait à l’appeler son « voyage de découverte. ». Aujourd’hui, s’il faut en croire M. Haym, on ne le lit guère plus que la Messiade de Klopstock ou les scolastiques du moyen âge ; mais cet écrit a ouvert jadis un monde nouveau à l’intelligence, il a excité l’enthousiasme de bien des lecteurs, et ceux-ci n’ont pas oublié l’impression qu’ils en ressentirent. Un des disciples de l’école proclame la Phénoménologie « l’un des livres les plus hardis, les plus grandioses et les plus originaux qui aient jamais été écrits en allemand. » Strauss en juge de même. « Ce livre, dit-il, est l’alpha et l’oméga de l’œuvre de Hegel. C’est là que, montant sur un navire construit de ses propres mains, il est parti pour faire le tour du monde. Plus tard, sa direction a peut-être été plus sûre, mais il a navigué sur de moins vastes mers. La Phénoménologie marque l’apogée de son génie. » Strauss, en écrivant ces lignes, se reporte vers ses souvenirs d’étudiant. C’était un peu avant 1830. Il avait entrepris avec quelques camarades de lire Hegel, dont les ouvrages étaient encore peu connus à Tubingue. On se réunissait le dimanche. Chacun avait étudié d’avance le paragraphe qui devait faire le sujet de la conversation. L’un des assistans le relisait tout haut, puis la discussion s’engageait. C’était à qui jetterait quelque jour sur les obscurités du texte. On avançait lentement, mais le labeur était déjà une récompense, l’effort déjà une conquête. « Aucune lecture, ajoute Strauss, n’aurait pu mieux répondre à nos besoins. Pendant que l’intelligence y était matée par la discipline la plus sévère, l’esprit y puisait d’immenses pressentimens, l’imagination y entrevoyait toute sorte de surprises. L’histoire du monde s’éclairait à nos yeux d’un nouveau jour. L’art, la religion, sous leurs formes les plus diverses, trouvaient leur place dans l’enchaînement général. Nous reconnaissions partout les formes infinies d’un principe qui, produisant et détruisant tour à tour, se manifestait par cela même comme la puissance universelle. »

La Phénoménologie est l’histoire des développemens par lesquels l’univers arrive à prendre conscience de soi. L’humanité y devient un individu collectif dont l’éducation constitue l’évolution même des choses. Nous retrouverons plus loin ces idées. Ce qui est propre au livre dont je parle, c’est que les progrès de l’humanité y sont présentés comme répondant aux progrès philosophiques de l’individu. Ainsi se confondent dans cet ouvrage la psychologie, la philosophie et l’histoire de la philosophie. Ce n’est pas tout : les évolutions de la conscience universelle et de la conscience individuelle sont présentées sous la forme de faits particuliers. Une époque, un événement, un personnage devient chaque fois l’exemple et comme l’expression