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de toucher en toutes choses le terrain solide des faits. Enfin, et comme pour épuiser tous les contrastes, Hegel est un savant ; ses connaissances sont encyclopédiques : il est au courant de toutes les sciences et de tous les arts ; il vous dira les dernières découvertes de la physique, de la chimie, de la physiologie ; il a embrassé dans ses recherches les théories du droit, l’histoire des états, la critique des religions ; mais ce savant est en même temps un artiste : ce monde qu’il connaît par le menu est pour lui un ensemble vivant, c’est un drame, et si l’on pénétrait jusqu’aux dernières intentions de l’œuvre de Hegel, je ne doute pas qu’on n’y trouvât quelque chose d’analogue à la conception poétique.

Les leçons du maître ressemblaient à ses livres. Jamais professeur à la fois plus bizarre et plus puissant n’a occupé une chaire. Il entrait, s’asseyait, déroulait un cahier, en tournait et retournait les pages, toussait, bégayait, et ne laissait voir d’abord à l’observateur étonne qu’une tournure bourgeoise, une physionomie sans expression, un air gauche et éteint. La leçon une fois commencée, l’étonnement allait croissant. Hegel cherchait péniblement ses expressions ; ses longues périodes arrivaient rarement à bon port. Il était difficile de prendre son parti de cet accent souabe, de ce langage sans prosodie, de ce débit cahotant, de l’emphase avec laquelle les mots s’échappaient enfin. Tout cela pourtant n’était rien encore auprès de l’obscurité de la pensée. La perplexité augmentait à chaque phrase. On se sentait entouré de ténèbres visibles. Et c’était là le maître dont la renommée remplissait l’Allemagne ! En vérité, n’eût été la crainte de passer pour un profane, le nouveau-venu serait sorti de la salle ; il ne serait surtout pas revenu le lendemain. Il revenait, et au bout de quelque temps cette parole si laborieuse commençait à l’intéresser comme l’expression d’un travail intérieur. Il y avait tant de droiture dans ce travail, tant de sérieux dans cet effort, tant de conscience dans cette opiniâtreté ! D’ailleurs la ténacité avec laquelle l’orateur luttait contre les difficultés de son propre débit ne restait pas entièrement sans récompense. À force de tours et de détours, on s’apercevait qu’on avait fait un pas en avant. Puis c’était un mot heureux qui de loin en loin venait caractériser les événemens, les peuples, les époques. Ajoutez que Hegel, toujours embarrassé lorsqu’il s’agissait de raconter ou de décrire, se mouvait avec plus d’aisance dans les régions de la pensée pure. Bref, la curiosité finissait par être excitée. Les leçons se succédaient. Tout d’un coup un éclair sillonnait l’obscurité. L’intelligence d’une idée avait amené l’intelligence d’une autre. La lumière s’était faite. Le néophyte avait entrevu un monde nouveau. Il reconnaissait en même temps qu’il ne s’agissait pas d’un système semblable à tout autre système, d’un enseignement tout simplement plus vaste ou plus profond