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rigueur de méthode, sa sagacité, sa conscience, son audace ; il faut avoir au moins entrevu comment entre les mains de ces travailleurs cyclopéens se sont transformées l’histoire, la philologie, la philosophie, pour comprendre quel est le rôle de l’Allemagne dans la sphère de l’intelligence. On trouve ailleurs de l’érudition, mais l’esprit scientifique proprement dit, cet esprit qui n’a son nom que là (Wissenschaftlichkeit), n’a que là aussi la conscience claire de lui-même et de ses devoirs. Quand l’historien futur jettera un regard sur le développement social de notre temps, il n’y découvrira rien peut-être qui ait plus contribué que la science allemande à modifier l’ensemble des idées du XIXe siècle, qui ait plus agi sur l’esprit moderne considéré dans ses notions dernières, et par suite qui ait plus décisivement, bien qu’indirectement, travaillé au grand renouvellement dans lequel le moyen âge achève aujourd’hui de disparaître.

L’esprit allemand a eu la bonne fortune de trouver son expression monumentale. Deux génies de premier ordre en ont personnifié les élémens divers avec une égale énergie. Si Goethe représente la poésie de l’Allemagne, Hegel n’en représente pas moins la science, Réunis, ces hommes extraordinaires offrent le type complet d’une nation et d’une époque. Ils se ressemblent d’ailleurs à plus d’un égard : ils ont l’un comme l’autre l’amour de l’idéal et l’intelligence de la réalité, la puissante activité, la vaste érudition. Je ne crains point, en m’exprimant ainsi, d’exagérer l’importance de Hegel. Jamais tentative aussi colossale que la sienne n’avait encore été faite pour comprendre l’univers et le reproduire par la pensée. Aristote seul peut lui être comparé, et entre Aristote et Hegel il y a tout l’intervalle qui sépare le monde ancien du monde moderne, un Alexandre d’un Napoléon.

S’il est un pays qui soit plus allemand que le reste de l’Allemagne, c’est la Souabe. Hegel était Souabe comme Schiller, Schelling et Uhland. Né à Stuttgart en 1770, il fit de bonnes études classiques au collège de cette ville, puis il alla étudier la théologie protestante à l’université de Tubingue. Schelling y faisait les mêmes études. Les deux jeunes gens se lièrent. Du reste, l’aptitude de Hegel pour la science qu’il a illustrée depuis ne perçait pas encore. Lorsqu’il sortit du séminaire en 1793, il reçut, selon l’usage, un certificat d’études et de bonnes mœurs dans lequel on n’est pas étonné de voir qu’il manquait de toutes les qualités de l’orateur, mais ou l’on est surpris d’apprendre aussi qu’il travaillait peu et qu’il avait complètement négligé la philosophie. En somme, cette attestation n’indique rien de plus qu’une honnête médiocrité. Deux ans plus tard, Schelling quitta le séminaire à son tour, mais avec un certificat qui rendait un éclatant témoignage à ses talens. C’est ainsi qu’on voit se dessiner dès les bancs de l’école le caractère des deux