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est ramené dans la sphère inférieure où Goethe a déroulé les aventures de Wilhelm Meister, et l’on arrive avec lui à cette conclusion, très chrétienne si on la médite, et singulièrement humiliante pour notre orgueil : « L’homme, malgré ses égaremens, guidé par une main d’en haut, finit par atteindre le bonheur, » c’est-à-dire, avec plus de précision : « L’homme a beau se plaindre de son sort ici-bas, il est presque toujours plus heureux qu’il n’a mérité de l’être. »

Ce jugement contient sans doute une part de vérité ; j’y trouve pourtant quelque chose d’un peu dur, d’un peu altier, un manque de charité et d’entrailles pour notre pauvre espèce humaine. On peut écrire sévèrement le récit des faits ; mais, au moment de conclure, avons-nous tous les secrets de la conscience pour prononcer un jugement définitif ? Quand il s’agit d’une femme surtout, n’y a-t-il pas lieu de croire à bien des luttes intérieures que nos regards n’ont pas aperçues ? Les faits mêmes que nous avons rapportés en finissant nous imposent ces présomptions favorables. — Celle que Mme de Staël, Mme de Souza, la duchesse de Devonshire, M. de Sismondi, M. de Bonstetten, le cardinal Consalvi, c’est-à-dire les âmes les plus sévères, les esprits les plus délicats, ont entourée de tant d’affection et de respect, avait dû, je n’en doute point, effacer les taches de sa vie. Si Mme d’Albany a été victime du relâchement général des mœurs à l’époque où s’est écoulée sa jeunesse, elle a profité de la restauration morale produite par les épreuves de la révolution, et peut-être y a-t-elle contribué pour sa part. Les lettres que conserve Montpellier lui rendent sur ce point un juste témoignage, et publiant les pages les plus curieuses de sa correspondance, nous acquittions la dette d’une ville où une collection si précieuse garde son souvenir. Le nom de Mme d’Albany était entouré jusqu’ici d’une ombre" douteuse, ou plutôt d’une équivoque célébrité : on la connaissait surtout par les mémoires d’Alfieri, c’est-à-dire par la glorification de l’amour coupable ; on la connaîtra désormais par le rôle bienfaisant qu’elle a rempli dans ses dernières années, par les amitiés si nobles qui l’entourèrent, par les confidences respectueuses que lui adressaient tant de graves écrivains, et qui viennent d’être mises en lumière pour la première fois. Nous sommes heureux de laisser le lecteur sur cette impression. Ce n’est pas un titre médiocre pour l’amie d’Alfieri d’avoir su, après la grande tempête, rallier si gracieusement l’élite dispersée de la société européenne.


Saint-René Taillandier.