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cet exemplaire, qui vous était destiné, vous parvient enfin, je prendrai la liberté de vous le demander pour le faire passer à Naples à la place de celui-ci. Sans doute, madame, moi aussi j’aurais ardemment désiré que Mme de Staël eût assez de fermeté dans le caractère pour renoncer complètement à Paris et ne faire plus aucune démarche pour s’en approcher ; mais elle était attirée vers cette ville, qui est sa patrie, par des liens bien plus forts que ceux de la société : ses amis, quelques personnes chères à son cœur, et qui seules peuvent l’entendre tout entier, y sont irrévocablement fixées. Il ne lui reste que peu d’attachemens intimes sur la terre, et hors de Paris, elle se trouve exilée de ce qui remplace pour elle sa famille aussi bien que de son pays. C’est beaucoup, sensible comme elle est, passionnée pour ce qui lui est refusé, faible et craintive comme elle s’est montrée souvent, que d’avoir conservé un courage négatif qui ne s’est jamais démenti. Elle a consenti à se taire, à attendre, à souffrir pour retourner au milieu de tout ce qui lui est cher ; mais elle a refusé toute action, toute parole qui fût un hommage à la puissance. Encore à présent, comme on la renvoyait loin de Paris et de la terre qu’elle avait achetée, le ministre de la police lui fit dire que, si elle voulait insérer dans Corinne un éloge, une flatterie, tous les obstacles seraient aplanis et tous ses désirs seraient satisfaits. Elle répondit qu’elle était prête à ôter tout ce qui pouvait donner offense, mais qu’elle n’ajouterait rien à son livre pour faire sa cour. Vous le verrez, madame, il est pur de flatterie, et dans un temps de honte et de bassesse c’est un mérite bien rare. — Nous allons donc bientôt voir ceux où l’âme antique de votre ami s’exprime avec toute sa fierté, toute son énergie. Je n’en doute pas, madame, vous réussirez à obtenir une libre publication, puisque vous avez déjà été si avant. Ce succès ne pouvait être obtenu que par vous seule au monde ; il fallait les efforts, le courage, la persévérance d’une affection que la mort a rendue plus sacrée et qu’elle a presque transformée en culte. Parmi ces hommes qui comprennent si mal les hautes pensées et les sentimens généreux, il reste cependant encore une secrète admiration pour des vertus et un dévouement dont ils sont incapables. Vous les avez dominés, vous les dominerez encore par cette profonde vérité de votre caractère et de vos affections. Ils céderont, ils obéiront au grand nom d’Alfieri, parce que vous, en sentant toute la hauteur de son génie, toute la noblesse de son caractère, vous les forcez à le reconnaître…

« J.-CH.-L. SIMONDE SISMONDI. »

« Pescia, 25 juin 1807. »


Il est probable que Mme d’Albany adressait maintes questions à Sismondi sur les hôtes de Coppet ; les lettres de celui-ci, pendant les années 1808 et 1809, contiennent à ce sujet des détails ou des indications que l’histoire doit recueillir. Voici par exemple une ébauche assez vive du portrait de Zacharias Werner, l’un des chefs de l’école romantique en Allemagne, imagination ardente, éblouissante, visionnaire sublime quelquefois, mais qui, tombé du ciel de la poésie, s’enfonça dans un mysticisme sensuel où toutes les sortes d’amour se confondent :