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accusateurs ; à notre grand regret, nous n’avons pas eu l’occasion de sortir de notre froideur, et nous avons partagé pendant tout le temps les impressions que semblait ressentir le public qui nous entourait. Sa curiosité, fort éveillée par tout le bruit qui s’était fait, semblait ce soir-là s’être refroidie dès les premières scènes, et il écoutait avec une attention un peu triste, mais sans étonnement, les dialogues politiques, philosophiques et sociaux qu’il a plu à M. Augier de lui réciter sur la scène sous le nom de comédie. Pas plus que nous, il ne semblait en veine de passion ; son attitude avait l’air de dire qu’il se trouvait moins intéressé dans l’affaire qu’on ne le lui avait annoncé, qu’il ne se sentait aucune envie de croire son honneur atteint par les fourberies de Vernouillet, et que les incartades socialistes de Giboyer et les épigrammes perfides du marquis d’Auberive, lui étant connues depuis longtemps, n’avaient plus le privilège d’éveiller sa susceptibilité. Non, M. Augier n’est pas l’Aristophane que nous avaient annoncé ses amis ; mais il n’a pas non plus l’âme aussi noire que ses ennemis le prétendaient. Il n’a pas commis tous les péchés qu’on lui prête : il n’a pas flagellé injustement la presse pour avoir mis en scène un directeur de journal sans conscience et un journaliste sans conviction, il n’a pas saccagé la bourgeoisie pour avoir flétri un effronté et puni un parvenu qui a trop vite oublié un passé qu’il n’aurait pas dû oublier, il n’a pas démoli la société moderne pour avoir établi entre un marquis légitimiste et un socialiste de bas étage une conversation politique qui ne conclut ni pour ni contre ladite société.

Nous déclarons donc M. Augier à peu près innocent de tous les crimes qu’on lui prête. Cependant, quoiqu’il ne soit pas si noir qu’il en a l’air, il n’est pas sans reproche, et, en y regardant de près, on découvre que les accusations qui ont été dirigées contre lui ne sont pas sans fondement. On l’a accusé par exemple d’avoir attaqué la presse. Formulée d’une manière générale, cette accusation manque de justesse. On ne peut pas regarder la presse comme attaquée, parce qu’il a plu à l’auteur de mettre en scène un journaliste famélique qui gagne son dîner du soir et son gîte de la nuit en vendant à bon compte des anecdotes scandaleuses ornées de titres alléchans. Giboyer est un type vrai qu’on rencontrerait facilement dans les bas-fonds de la presse ; mais, quoiqu’il soit vrai et vivant, il est en vérité si peu journaliste, que c’est à peine si on peut le regarder comme exerçant cette profession. Si on lui demandait pourquoi il se trouve dans le bureau de la Conscience publique, il pourrait en toute vérité répondre qu’il est là par hasard. Il passait, Vernouillet l’a reconnu et l’a prié d’entrer ; si, au moment où il passait, Vernouillet ne s’était pas mis à la fenêtre, l’intéressant Giboyer serait encore à patauger dans la boue fétide qu’il ramasse aujourd’hui précieusement pour en salir les gens qui déplaisent à Vernouillet. M. Augier peut répondre encore avec raison que le vrai représentant de la presse dans sa comédie n’est pas Giboyer, journaliste d’occasion et de hasard, mais M. de Sergines, le publiciste honnête et consciencieux qui se retire de la rédaction de la Conscience publique lorsqu’il s’aperçoit que le directeur du journal fait un trafic des questions à l’ordre du jour. Enfin nous n’avons pas entendu dire qu’il y eût un privilège garantissant les journalistes contre les épigrammes des auteurs dramatiques. Il serait assez singulier qu’on ne pût se permettre contre les journalistes ce