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d’après le sénateur virginien, prévenir la dissolution du lien fédéral : ce serait un remaniement de la constitution et la présence au pouvoir de deux présidens, l’un nommé par le nord, l’autre élu par le sud, de telle sorte que les intérêts des deux sections fussent en même temps sauvegardés. L’impossibilité de cette combinaison saute aux yeux ; mais les événemens marchent trop vite pour que le plan de M. Hunter pût même être accepté par les états du sud. Le discours de M. Seward est certes plus éloquent que la remarquable harangue du démocrate. Une mélancolie grandiose en ralentit l’accent. Tout y est parcouru : les conséquences sociales de la rupture de l’union ; comment les séparatistes ne voient-ils pas que la guerre civile suscite l’insurrection servile ? — les conséquences politiques au point de vue extérieur : au lieu d’une grande nation, l’égale des premiers états du monde, l’Amérique morcelée ne présentera plus que des fédérations faibles et incapables de se faire respecter ; — les conséquences politiques au point de vue intérieur : de la guerre civile, des jalousies entre les états, naîtront la nécessité du gouvernement militaire et le despotisme ; — enfin les mesures de conciliation qui pourraient prévenir ce désastreux déchirement. C’est la partie faible de son discours, car c’est dans les esprits bien plus que dans les choses qu’est le mal. « La seule chance de salut qui nous reste, lisons-nous dans une lettre écrite par un Américain, ce serait que l’on pût s’entendre sur une trêve à observer pendant les quarante jours qui nous séparent de la nouvelle présidence. On aurait ainsi du temps pour la discussion, la conciliation et les compromis. Si cette trêve nous manque, la guerre civile, l’insurrection et l’émancipation des esclaves sont inévitables. Les hommes du sud, braves et à demi civilisés, se battront comme des démons et tomberont comme des hommes maudits du ciel. » Le ton peut donner une idée du degré d’exaltation où sont arrivés les sentimens. Pour l’Europe, pour la France, une telle issue ne saurait être indifférente. La France a un grand intérêt au maintien d’une puissance à la fondation de laquelle elle avait si généreusement travaillé, et qui pouvait contribuer au maintien de l’équilibre maritime. En outre ce sont précisément ces états à esclaves qui fournissent à l’industrie européenne la matière première qu’on peut appeler son pain quotidien. On compte par millions les ouvriers qui, en Angleterre, en France, en Europe, vivent de l’industrie du coton. Le déchirement des États-Unis aurait donc immédiatement dans notre hémisphère un retentissement économique et politique épouvantable.

C’est au milieu de cette crise américaine, tout le monde a remarqué ce contraste, que l’Académie française a entendu sortir de la bouche du père Lacordaire une magnifique apologie des institutions américaines. Nous voulons espérer encore que l’Union échappera à la dissolution qui la menace ; mais lors même que le faisceau se briserait, l’éloge de la démocratie américaine n’aurait pas été moins juste. Cette belle machine politique n’aurait pas pu durer plus d’un siècle ; l’imperfection humaine ne l’aurait pas sup-