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mouche comme je l’ai fait, si je n’avais été prévenu contre lui par les confidences de ce pauvre diable… Eh bien ! qu’ils se débrouillent, c’est leur affaire. Si Arsène épouse Madeleine, je n’aurai pas moins contribué au bonheur de son concurrent en le rachetant du service. Il y aura deux heureux au lieu d’un, et moi, je serai rais en possession d’un nid de fauvette bleue !… Ah ! si je pouvais l’avoir !


IV. — UNE VISITE MATINALE

S’il est vrai que les murs des palais ont parfois des oreilles, on peut dire que les arbres de la campagne ont souvent des yeux. Enfoncez-vous au plus épais d’une forêt pour méditer et vous recueillir ; vous aurez été vu par quelque vieille femme occupée à ramasser des bûchettes. Allez jeter vos lignes au bord d’un ruisseau solitaire, loin des sentiers battus ; quelque enfant vagabond vous y dépistera, et vous aurez un témoin de votre pêche infructueuse. Il en était arrivé autant à Jacques Aubert le jour où il avait eu la fatale idée de s’accrocher par le cou à la branche d’un léard. Des enfans qui s’amusaient à couper des tiges de saule pour en faire des sifflets avaient vu le pauvre jeune homme dégringoler au milieu des luisettes Effrayés de cette chute, dont ils ignoraient la cause, ils étaient venus en grande hâte raconter à leurs parens que Jacques était tombé des nues comme un cerf-volant dont la corde est coupée. Ce récit invraisemblable, commenté par les commères, avait fait le tour de la petite île avant la soirée. On sut que Jacques en effet était souffrant et qu’il restait chez lui ; on vint demander de ses nouvelles, on le questionna, et, bien qu’il s’obstinât à faire des réponses évasives, on finit par pénétrer son secret. Tout en le plaignant un peu, on se moqua de lui, et Madeleine à qui l’histoire fut rapportée, ne put s’empêcher, de rire. Pendez-vous donc pour une jeune fille qui en aime un autre !

En butte à la commisération ironique de ses voisins, Jacques ressentit une humiliation profonde. L’énergie qui sommeillait dans son cœur engourdi s’éveilla subitement ; il eut honte de sa faiblesse. L’acte de désespoir qu’il avait tenté d’accomplir le désignait d’ailleurs à tous les habitans de l’île comme un prétendant, malheureux à la main de Madeleine, et celle-ci ne pouvait faire autrement que d’éviter sa rencontre. La vue des sept grands bateaux mouillés au milieu de la Loire lui rappelait la présence de celui qui était la cause de ses chagrins. Tout était donc gâté pour lui, le passé, le présent et l’avenir. L’île natale, dont le souvenir l’avait poursuivi sans relâche dans les garnisons lointaines, devenait pour lui un séjour insupportable ; il n’y trouvait plus ni le repos ni la joie, d’autrefois. Il n’envisagea pas d’abord sans un sentiment d’amère tristesse la vie décolorée