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théâtral n’était pas pour lui déplaire. Il s’apprêtait donc à en parler en poète, comme il l’a fait effectivement, trois mois après, sous l’impression toute récente de ce douloureux épisode, quand se produisit un incident assez singulier, un incident qui aurait pu le mettre en défiance, s’il y eût arrêté sa pensée. François-Xavier Fabre, le jeune peintre de Montpellier, qui était déjà pour Mme d’Albany un confident intime, écrivit de la part de la comtesse de M. de Chateaubriand pour le prier de ne rien publier qui pût être défavorable à la mémoire d’Alfieri. Qu’est-ce à dire ? D’où vienne ces alarmes ? Pourquoi ces précautions ? Le sens de cette démarche, qui dut paraître si extraordinaire alors, n’est plus un secret pour nous aujourd’hui ; on craignait que cette consécration poétique, cette transfiguration merveilleuse de la réalité ne souffrît quelque atteinte dans l’esprit du brillant écrivain, s’il prêtait l’oreille à des confidences indiscrètes. On le suppliait enfin, avec la diplomatie du cœur, de ne pas altérer la légende ; on lui fournissait même des notes pour entretenir son enthousiasme. La Vita di Vittorio Alfieri, scritta da esso, n’avait pas encore été publiée ; il importait que Chateaubriand connût au moins les pages enflammées où le Dante piémontais glorifie sa royale Béatrice. C’est à cette demande, à ces préoccupations, à ces inquiétudes inattendues que répondait Chateaubriand, quand il adressait à Fabre la lettre que voici :


« Monsieur,

« J’ai reçu votre obligeante lettre ainsi que le paquet que vous m’avez fait l’honneur de m’envoyer par son éminence Mgr le cardinal de Consalvi. Je vous prie seulement de m’adresser directement à l’avenir ce que vous pourriez avoir à me faire passer. Les moyens les plus simples sont toujours les plus prompts et les plus sûrs.

« J’ignore encore le moment, monsieur, où je pourrai faire usage de votre excellente notice. Ma tête est tellement bouleversée par des chagrins de toute espèce, que je ne puis rassembler deux idées. J’espère que mon ami sera arrivé sans accident à Venise. L’air de Florence et surtout celui de Rome lui étaient tout à fait contraires. Les marais de Venise ne sont pas sans inconvéniens, mais il faut bien prendre son parti. En général toutes les personnes qui ont la poitrine délicate se plaignent beaucoup de ce pays, et c’est ce qui me forcera moi-même à l’abandonner.

« Au reste, monsieur, soyez sûr que ne je publierai rien sur le comte Alfieri qui puisse vous être désagréable, et surtout à son admirable amie, aux pieds de laquelle je vous prie de mettre mes respects. Si les circonstances me le permettent, je vous soumettrai mon travail avant de l’envoyer à l’imprimerie.