Page:Revue des Deux Mondes - 1861 - tome 31.djvu/624

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

« Florence, 24 novembre 1803.

« Vous pouvez juger, mon cher Baldelli, de ma douleur par la manière dont je vivais avec l’incomparable ami que j’ai perdu. Il y aura samedi sept semaines, et c’est comme si ce malheur m’était arrivé hier. Vous qui avez perdu une femme adorée, vous pouvez concevoir ce que je sens. J’ai tout perdu, consolation, soutien, société, tout, tout. Je suis seule dans ce monde, qui est devenu un désert pour moi. Je déteste la vie, qui m’est odieuse, et je serais trop heureuse de finir une carrière dont je suis déjà fatiguée depuis dix ans par les circonstances terribles dont nous avons été témoins ; mais je la supportais, ayant avec moi un être sublime qui me donnait du courage. Je ne sais que devenir, toutes les occupations me sont odieuses. J’aimais tant la lecture ! Il ne m’est plus possible que de lire les ouvrages de notre ami, qui a laissé beaucoup de manuscrits pour l’impression. Il s’est tué à force de travailler, et sa dernière entreprise de six comédies était au-dessus de ses forces… Il a succombé en six jours sans savoir qu’il finissait, et a expiré sans agonie, comme un oiseau, ou comme une lampe à qui l’huile manque. Je suis restée avec lui jusqu’au dernier moment. Vous jugerez comme cette cruelle vue me persécute ; je suis malheureuse à l’excès. Il n’y a plus de bonheur pour moi dans ce monde, après avoir perdu à mon âge un ami comme lui, qui, pendant vingt-six ans, ne m’a pas donné un moment de chagrin que celui que les circonstances nous ont procuré à l’un et à l’autre. Il est certain qu’il y a peu de femmes qui puissent se vanter d’avoir eu un ami tel que lui ; mais aussi je le paie bien cher dans ce moment, car je sens cruellement sa perte. Je regrette bien votre absence ; votre âme sensible et en même temps forte aurait relevé la mienne, qui est anéantie. J’ai trouvé du courage dans toutes les circonstances de ma vie : pour celle-ci, je n’en trouve pas du tout ; je suis tous les jours plus accablée, et je ne sais pas comment je ferai pour continuer à vivre aussi malheureuse. »


Pour que rien ne manque à l’exactitude et aussi à la moralité de cette histoire, il faut entendre les cris de douleur que pousse la comtesse d’Albany. Écoutez encore ses gémissemens et ses sanglots dans cette lettre à M. d’Ansse de Villoison. Je le répète, au moment où elle trace cette page, elle est sincère. On ne joue pas de cette façon avec la douleur et les larmes ; on n’imite pas ainsi le désespoir. Oui, elle est sincère encore, à cette date, quand elle se voit seule dans un désert, quand elle parle de son impuissance de vivre. Le grand helléniste, qui savait apprécier Alfieri, a écrit à la comtesse ses complimens de condoléance. Voici ce qu’elle lui répond :


« Florence, le 9 novembre 1803.

« J’étais bien sûre, mon cher monsieur, que vous prendriez un grand intérêt à la perte horrible que j’ai faite. Vous savez par expérience quel malheur affreux c’est de perdre une » personne avec qui on a vécu pendant, vingt-six ans, et qui ne m’a jamais donné un moment de déplaisir, que j’ai