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militaire et avocatesque (la militare e avvocatesca tirannide), la plus monstrueuse, la plus ridicule, la plus intolérable des mixtures politiques, » ajoute-t-il, horrible et grotesque alliage qui se présente à son imagination irritée sous la forme « d’un tigre que guiderait un lapin (un tigre guidato da un coniglio). » Est-ce parmi les tigres qu’il faut placer l’excellent Ginguené, ambassadeur de la république française à Turin, qui lui offre, en termes si respectueux et si flatteurs, la restitution de ses livres injustement confisqués, ou le général Miollis, qui s’empresse d’honorer en sa personne le plus illustre représentant de la poésie italienne, ou les partisans de la révolution française en Sardaigne, qui veulent lui donner une place dans l’institut national de sa patrie ? Il répond à Ginguené comme il le doit, en homme reconnaissant, puis il l’insulte dans ses mémoires ; il repousse avec dureté les hommages du général Miollis ; il refuse enfin, et il refuse injurieusement, toute espèce d’association avec les membres de l’institut piémontais. Ces trois incidens, qui se sont produits à si peu d’intervalle l’un de l’autre, disent assez quelle était alors l’irritation d’Alfieri, et l’on devine aisément combien cette irritation devait s’envenimer de jour en jour pendant cette retraite forcée dans la solitaire villa de Montughi.

La comtesse d’Albany aura fort à faire pour calmer cette âme exaspérée. Le meilleur moyen sans doute sera de partager ses colères, de souscrire à tous ses jugemens, et la comtesse n’y manquera pas. Volontiers sympathique à la France avant 1789, disposée même à la défendre contre les attaques d’Alfieri, dont la haine datait de plus loin, elle va s’associer désormais à sa fureur anti-française. Elle ira jusqu’à confondre amis et ennemis dans un même sentiment d’aversion. Elle a connu Mme de Staël à Paris de 1787 à 1792, elle la reverra plus tard, et l’auteur de Corinne n’aura que des paroles d’affection et de respect pour sa chère souveraine ; voyez quelle est aujourd’hui la malveillance de cette chère souveraine pour l’éloquent écrivain. Dans les papiers de la comtesse d’Albany que possède la bibliothèque du musée Fabre à Montpellier, je trouve un recueil de notes sur ses lectures. Or voici ce que la comtesse écrivait en 1797 après avoir lu le livre de l’Influence des Passions sur le bonheur des individus et des nations : « Ce livre est un ramassis d’idées prises un peu partout, assaisonnées d’un style très négligé et très obscur qui tient du mauvais goût du temps. On voit que la dame est pénétrée de la révolution, qu’elle y rapporte toutes ses pensées, qu’elle flatte le pouvoir du moment pour retourner à Paris, que c’est l’éloignement de cette capitale qui est la passion qui la dévore. Dans le chapitre de l’Amour de la Gloire, elle peint son père, parce qu’elle le croit le plus grand homme du siècle… Elle croit connaître l’amour,