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de casa d’Alfieri, et l’on y a placé récemment cette inscription : Vittorio Alfieri principe delle tragedia qui con magnanimi sensi molti anni dettò e qui mori ; « c’est ici que Victor Alfieri, prince de la tragédie, animé de sentimens sublimes, a composé ses œuvres pendant bien des années ; c’est ici qu’il est mort. » Pendant les dix années qu’il y vécut avec Mme d’Albany (1793-1803), le salon de la comtesse, s’il eût voulu s’y prêter davantage, serait devenu le centre de la société d’élite et le sanctuaire de la littérature italienne. La comtesse, on le devine, aurait voulu y attirer les grands seigneurs en même temps que les écrivains et les artistes ; le poète aimait surtout à y voir les hommes dans la compagnie desquels son ambitieux génie pouvait se déployer encore et grandir. À peine installé dans son hôtel, il y fit organiser un théâtre. Au printemps de 94, il y joua ses deux tragédies de Saül et de Brutus, et l’année suivante son Philippe II. Quelques jeunes gens, ses admirateurs passionnés, entre autres M. Giovanni Carmignani, qui plus tard enseigna le droit avec beaucoup d’éclat à l’université de Pise, et un gentilhomme français, M. le baron de Baillou, étaient avec lui les principaux acteurs de la troupe. Il était si heureux de représenter ses œuvres en personne qu’il parut même sur un autre théâtre que le sien et dans une ville qui n’était pas Florence. En 1795, à l’occasion de la fête de la Luminara, il avait promis de jouer Saül à Pise, dans l’hôtel de la famille Rancioni. Le rôle de Saül était celui qu’il préférait à tous les autres. Cette œuvre qui, au jugement de Corinne, compose avec la Mérope de Maffei, l’Aristodème de Monti et surtout maints épisodes de Dante, l’idéal de la vraie tragédie italienne, c’est-à-dire l’indication de ce qu’aurait pu devenir le théâtre national de la péninsule, cette œuvre est une des dernières productions d’Alfieri, et celle dont il se montrait le plus fier. Il jouait donc ce rôle de Saül avec amour et s’y préparait en conscience[1]. « Je suis fâché, écrivait-il au mois d’avril 1795 à Angelo Fabroni, recteur et historien de l’université de Pise, — je suis fâché d’apprendre que la pensée de me voir bientôt sur la scène excite une émotion si grande. Il n’est rien de plus défavorable à un talent médiocre que d’être annoncé comme une merveille. Je vous prie donc, ainsi que Pignotti et tous ceux qui m’ont vu jouer à Florence, de ne pas me faire le tort irréparable de me louer outre mesure avant mon arrivée ; bornez-vous à dire que je sais mon rôle et que je le joue avec intelligence, rien de plus. » Modestie intéressée, habile moyen de préparer un succès ! Il est certain pourtant qu’il se croyait un grand artiste,

  1. La bibliothèque de Montpellier possède un certain nombre de billets de spectacle écrits tout entiers de la main du poète ; on y voit la date de la représentation, le titre de la pièce, le nom des invités, et au bas la signature : Viitorio Alfleri.