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de cet arrangement idéal, et M. de Reumont (qu’il me permette de le lui dire), M. de Reumont lui-même, biographe trop complaisant de Mme d’Albany, n’a pas dissimulé tout à fait les fâcheux épisodes de son récit. La royale comtesse, il est obligé d’en convenir, ne parvint pas toujours à retenir cet impétueux adorateur dans le sanctuaire plein d’harmonie et d’encens où elle trônait comme une idole. À Pise, à Sienne, à Florence même, elle eut plus d’une rivale indigne. Certes, pas plus que M. de Reumont, nous ne voulons soulever ici le voile qui couvre ces misères ; il fallait bien pourtant signaler ces épisodes pour indiquer le ton véritable des effusions d’Alfieri, pour en marquer le caractère complexe, l’inspiration ardente et déclamatoire, sincère et artificielle tout ensemble. Sa passion pour la comtesse d’Albany ressemblait à son enthousiasme pour Homère. Il voulait être et se montrer amoureux, comme il voulait être et se montrer le disciple de la primitive poésie. Tout ici révèle l’effort de la volonté, c’est-à-dire l’ardeur commandée du cœur et l’élan réfléchi de l’intelligence. Il ne faut donc pas dire, avec M. de Lamartine, que Mme d’Albany fut « l’autre Laure de cet autre Pétrarque, l’autre Béatrice de cet autre Dante, l’autre Vittoria Colonna de cet autre Michel-Ange. » La tendresse si vraie, si vivante, si naïvement éplorée, si sincèrement inconsolable de l’auteur du Canzoniere, les extases mystiques du poète de la Divine Comédie, la puissante sérénité du peintre de la chapelle Sixtine, ce sont là des choses qu’Alfieri n’a jamais connues.

Qu’on ne rappelle point ici les infidélités de Pétrarque à Laure de Noves et celles de Dante lui-même à Béatrice Portinari. Dante et Pétrarque, après ces vulgaires revanches de la nature, revenaient à l’objet de leur culte avec plus d’ardeur que jamais, et, la rougeur sur le front, s’accusaient de leurs faiblesses. Aucun de ces mouvemens naïfs chez Alfieri, aucune de ces péripéties qui révèlent le drame vivant de la passion. Une seule fois, dans un sonnet, à propos de ses relations avec je ne sais quelle compagnie de viveurs et de viveuses, de chansonniers et de chansonnières) espèce de demi-monde florentin, dirait-on aujourd’hui, ou plutôt, comme il disait lui-même avec plus de pudeur, académie sans nom et qu’il ne faut point essayer de nommer, — une seule fois, dis-je, parlant de cette académie dont il avait consenti à être le secrétaire, il s’excuse en donnant à entendre que l’amour l’a entraîné dans ces lieux si peu dignes de lui, et il se compare à Hercule aux pieds d’Omphale. On le voit, c’est le poète, et non l’amant, qui cherche à se justifier. L’orgueil poétique l’emporte sur l’orgueil amoureux. L’écrivain répond aux censeurs qui pourraient s’étonner de voir le créateur de la tragédie italienne confondu avec des bateleurs littéraires, et il