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Un seul homme, un des plus dignes enfans de la France de 89, paraît avoir trouvé grâce devant cette âme altière et dédaigneuse : c’est ce noble André Chénier, dont quelques amis seulement appréciaient alors le merveilleux génie, mais dont la France entière allait bientôt connaître le courage aux plus mauvais jours de la révolution. Alfieri avait-il deviné toute la valeur d’André Chénier chez la comtesse d’Albany ? Avait-il lu ses vers, ses poèmes, le Serment du Jeu de Paume, le beau et profond dialogue intitulé la Liberté ? L’avait-il donc entendu par hasard dans les cafés, dans les clubs, ou bien est-ce dans un article du Journal de Paris, du Journal de la Société de 1789, qu’il avait admiré la hardiesse de son âme et la fermeté de sa plume ? On ne sait ; ce qui est certain, c’est qu’Alfieri, déjà en rapports avec André Chénier au commencement de l’année 1789, finit par avoir avec lui des relations plus fréquentes, qu’il lui confia plus d’une fois ses craintes et ses espérances politiques, et que dans toutes les circonstances décisives il agit et parla comme ce vaillant frère d’armes. Lui aussi, avec André Chénier, il chanta dans sa langue la belle Liberté, au moment où elle sort, altière, étincelante, armée, des grands tombeaux de la Bastille ; lui aussi, après avoir accueilli avec enthousiasme les principes de 1789, il vit avec désespoir la sainte et sublime cause de la liberté continuellement trahie, défigurée, discréditée par ces demi-philosophes, vedo continuamente la sacra e sublime causa della liberta in tal modo tradita, scambiata, e posta in discredito da questi semifilosofi. Enfin, quand Louis XVI fut mis en jugement devant la convention, Alfieri, comme André Chénier, voulut se porter son défenseur.

Chose singulière et bien digne d’être remarquée à l’honneur de la poésie, les trois premiers poètes de l’Europe en 1792 (il faut mettre à part le grand Goethe, qui avait terminé à cette date la première période de sa carrière poétique et n’avait pas encore inauguré la seconde), les trois poètes le plus noblement inspirés qu’il y eût alors d’un bout de l’Europe à l’autre, André Chénier, Victor Alfieri, Frédéric Schiller, tous les trois également opposés à l’arbitraire de l’ancien régime, dévoués tous les trois aux principes qui triomphèrent en 1789, conçurent en même temps le projet de défendre Louis XVI et d’épargner un crime à la révolution. Le 21 décembre 1792, voici ce qu’écrivait Schiller à son ami Koerner :


« Ne pourrais-tu me trouver un traducteur français ? Je ne puis résister au désir de composer un mémoire pour le roi. Cette entreprise me paraît assez importante pour occuper la plume d’un homme raisonnable, et un écrivain allemand qui élèverait dans cette affaire une voix éloquente et libre produirait sans doute quelque impression sur ces têtes battues en