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l’on avait coutume de présenter comme miraculeux : l’acceptation dans le monde romain d’un mystère aussi incroyable que l’incarnation, la résistance de la doctrine naissante aux nombreuses hérésies qui ne cessèrent de la déchirer, et la victoire des martyrs sur les persécutions. Devant l’examen de M. de Broglie, ce triple miracle perd beaucoup de sa valeur.

Et d’abord il n’est pas vrai que le dogme de l’incarnation choquât la pensée antique ; il satisfaisait au contraire un de ses besoins les plus enracinés. De tout temps, l’humanité avait cherché un intermédiaire entre Dieu et l’homme ; le Christ, Verbe fait chair, le lui offrait. Le polythéisme n’avait été que l’aberration de ce désir. Ceci est un point capital et « comme le centre et le résumé du dogme chrétien, hors duquel l’on ne saurait comprendre ni l’état d’esprit du monde antique, ni la rapide propagation de l’Évangile, ni l’importance des grands débats qui devaient déchirer l’église après son triomphe. » L’esprit humain ne pouvait concevoir sans éblouissement l’idée d’un Dieu unique, spirituel, infini. Même pour nous l’idée de Dieu, donnée par la raison pure, suscite des problèmes ; le Dieu de la raison est trop immobile, trop inabordable, presque abstrait ; nous avons besoin, pour nous mettre en rapport avec lui, d’un Dieu qui se mette à notre portée, compatisse, soutienne, réponde, pardonne. « Toutes les formes diverses de l’idolâtrie partaient de ce fonds commun, l’impossibilité de se contenter de l’idée rationnelle de Dieu. » Les Juifs subissaient ce besoin comme les autres : « dès que Moïse perdait son peuple du regard, Israël demandait un Dieu qui marchât devant lui, » et il pencha de ce côté jusqu’à la veille du christianisme. Le monde antique était donc disposé à recevoir le dogme de l’incarnation ; l’ouverture était faite dans les esprits. Jésus montrait à douze Israélites, hommes simples, pieux, croyans et ne raisonnant pas, cette lacune remplie. Il se disait tantôt fils de Dieu, tantôt fils de l’homme. Ils le virent aimer, compatir, prêcher, mourir, ressusciter, homme par les sens, par les larmes, par la mort, dieu par la sagesse, la pureté, l’amour immense. Ils n’ont plus besoin de s’abîmer dans des spéculations ; ils ont vu et entendu. Ce qui leur arrive arrivera bientôt au monde entier. Par la double nature du Christ, le polythéisme a perdu sa raison d’être : comment dès lors ne succomberait-il pas ? comment le monde romain, qui ne supportait plus ce culte dégénéré qu’à défaut d’autre, aurait-il répugne si étrangement à un dogme qui en conservait le principal avantage, et qui en rejetait les souillures ?

Sera-t-il plus difficile d’expliquer par des causes humaines comment le dogme a pu se maintenir au milieu des interprétations, des systèmes et des hérésies de ces premiers temps ? Nullement, et la