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humanité, éprouva le besoin de placer des médiateurs entre Dieu et l’homme ; de là vinrent et le démiurge de Platon, et les séphiroth des kabbalistes, et les œons des gnostiques, et cette doctrine du Verbe surtout, lentement élaborée par les docteurs juifs depuis le retour de la captivité jusqu’à Philon, qui la platonisa. Autre exemple : chez plus d’un peuple, il y a eu des prophéties messianiques, des rédempteurs promis ; Prométhée, enchaîné sur le Caucase, annonce le sien à l’avenir ; en Grèce, à Rome, dans la vieille Étrurie, de semblables espérances ont eu leur expression ; Humboldt les a trouvées dans les traditions mexicaines ; le moyen âge en a eu de plus d’une sorte ; le roi Arthur devait revenir pour sauver ses Bretons, et l’empereur Frédéric a longtemps dormi dans sa caverne aux bords du Rhin, toujours attendu par le bon peuple allemand pour achever la destruction des burgraves. Rien de plus facile à expliquer que ce phénomène historique. Il n’est point de peuple opprimé, subjugué, mécontent, qui n’attende un libérateur. Pour l’imagination populaire, toujours portée aux personnifications, tout grand événement politique se résume en un homme. De là ce thème prophétique, que la poésie échauffe et dont la religion même s’empare, qui exalte le sentiment patriotique, resserre l’union des cœurs, encourage l’indomptable persévérance des persécutés, et provoque souvent en effet l’apparition de quelque grand personnage. C’est en ce sens qu’on peut parler d’un messianisme universel, et les Juifs eux-mêmes ne l’ont pas entendu chez eux, jusqu’à la dernière destruction de Jérusalem, autrement que comme une espérance nationale. Quoi de moins merveilleux ? C’est donc bien gratuitement que Lamennais veut le faire remonter comme dogme jusqu’à la révélation adamique. Qu’on établisse, selon la vieille méthode, la doctrine des anges et du Messie sur l’Écriture sainte, établie elle-même d’avance comme infaillible, à la bonne heure ; mais par son procédé, qu’il croit plus expéditif et plus tranchant, Lamennais ne réussit qu’à susciter des objections de plus en plus redoutables ; son système craque à chaque pas qu’il veut faire en s’y appuyant, et toujours, quoi qu’il fasse, il est forcé de redescendre des hauteurs de l’autorité aux ennuis de l’examen, aux épreuves de la contestation, au labeur en un mot plus sérieux et plus modeste de la philosophie et de la critique.

Ce système donc était, dans sa constitution générale, peu de chose ; plein de lacunes et d’hypothèses gratuites, il se liait mal, voulait trop et prouvait trop peu. Mais les systèmes, même les meilleurs, ne sont que des échafaudages ; c’est beaucoup si, avant de s’écrouler, ils ont servi à élever quelque pierre sur l’édifice de l’esprit humain. Qu’est-il resté de celui-ci ? Puisqu’il a fait tant de bruit, il faut bien qu’il ait répondu à quelque question, comblé quelque vide,