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à l’erreur et à la passion. Il est difficile d’être à la fois éclairé et impartial, compétent et désintéressé. Si l’on prend pour jurés des praticiens, on s’expose aux rivalités de métier ; si l’on s’adresse à des amateurs, on est sûr d’encourir le reproche d’ignorance. De leur côté, les exposans sont loin d’être exempts des faiblesses humaines ; les jugés ont de tout temps maudit les juges. Il est désagréable pour un fabricant en possession de la confiance publique d’avoir à concourir tous les ans contre le premier venu, et de s’exposer à succomber dans la lutte. Le plus simple serait, tout en conservant les expositions, de supprimer les concours, les jurés et les prix ; mais qui pourrait concevoir, surtout en France, une exposition sans médailles, sans discours et sans croix ? Il n’est pas impossible que les Anglais finissent par nous donner ce nouvel exemple de self-government. Le public seul juge d’un concours, ce serait bien digne d’un peuple libre, mais en contradiction complète avec nos habitudes.

Les fabricans d’outils aratoires anglais auraient tort de se plaindre des exhibitions et même des concours, car c’est bien certainement à ces solennités qu’ils doivent l’énorme débit qu’ils font de leurs produits, non-seulement en Angleterre, mais dans le monde entier. Il part tous les ans des ports anglais pour des millions de francs de machines agricoles, qui vont en Russie, en Autriche, dans le nord de l’Allemagne, et surtout en Australie. Pendant que nous nous agitons ici sans beaucoup avancer, nous ne nous doutons guère de ce qui se passe autour de nous et même à l’autre bout du monde. Partout la puissance mécanique vient en aide à la main de l’homme pour vaincre la nature physique, et c’est des ateliers des Clayton, des Ransome, des Crosskill, des Garrett, etc., que sortent ces instrumens innombrables qui vont ouvrir le sol, moissonner et battre le blé, jusque dans les régions les plus lointaines. Telle de ces fabriques occupe deux mille ouvriers. En considération de pareils débouchés, on peut bien passer sur quelques ennuis et quelques mécomptes. Il est donc permis de croire que tout finira par s’arranger, et que l’institution des expositions agricoles anglaises, au lieu d’en souffrir, y trouvera l’occasion de perfectionnemens nouveaux, dont nous pourrons nous-mêmes profiter.

C’est toujours par les mêmes moyens que s’obtiennent ces nouveaux progrès, à savoir par la libre publicité, la libre discussion et l’association volontaire. Quand on a cru avoir des griefs contre la société royale, on s’est réuni en meeting, et chacun a dit librement ce qu’il avait sur le cœur ; c’est maintenant à la société d’aviser. Presque en même temps un autre meeting se réunissait sous la présidence de lord Romney, et nommait une commission pour provoquer une loi nouvelle sur ce qu’on appelle le drainage artériel, par allusion au rôle des artères dans le corps humain, car l’année pluvieuse et froide que nous venons de traverser a remis en grande faveur les modes d’assainissement les plus énergiques. Telles sont les mœurs de nos voisins : ils aiment à faire eux-mêmes leurs affaires. Ce qui ajoute à la vie et à l’intérêt des réunions agricoles anglaises, c’est qu’on n’y parle pas seulement d’agriculture. Les hommes politiques les plus en vue choisissent de préférence ce théâtre pour y traiter les questions intérieures et extérieures du moment. Là en effet est la force, la décision, la source principale de l’esprit public et de la volonté nationale. Dans ce pays si puissant