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Par une étrange coïncidence, le ministre des affaires étrangères de sa majesté britannique débarquait en Hollande le jour même où le duc de Vicence quittait Paris. Après avoir rapidement traversé les Pays-Bas et le nord de l’Allemagne, il venait d’arriver à Langres pour conférer avec le bouillant empereur de Russie et son fidèle acolyte le roi de Prusse, avec le sage empereur d’Autriche et son habile conseiller M. de Metternich. Dans cette crise suprême où l’Europe entière se ruait en désespérée contre la France près de succomber, c’était d’un tacite et commun accord au représentant de la puissante nation qui avait toujours marché à la tête de nos ennemis, et qui maintenant les soudoyait tous, qu’allait de plein droit échoir l’action prépondérante jusqu’alors exercée par l’Autriche. Le personnage auquel revenait ce grand rôle n’était pas incapable de le remplir. Irlandais d’origine, entré dans la vie publique avec l’appui du parti libéral, mais bientôt converti au plus ardent torysme, Robert Stewart, vicomte de Castlereagh, était célèbre en Angleterre par l’énergie sauvage avec laquelle il avait réprimé l’insurrection irlandaise de 1798, et fait passer plus tard le bill d’union des deux pays, grâce au plus audacieux mélange d’intimidation et de ruse. Au caractère le plus résolu, lord Castlereagh joignait un esprit très sagace, très avisé et très prudent. Ce qu’on savait de son attitude et de son langage, depuis le jour où il avait pu prendre par lui-même connaissance des affaires du continent, était de nature à le faire considérer comme plus modéré que ses amis du parlement et ses propres collègues du ministère anglais, tous enclins à pousser aux dernières extrémités la lutte contre l’empereur[1]. De prime abord, il se montra en effet animé de passions beaucoup moins violentes que la plupart des ministres étrangers réunis à Langres. Le moment où il y arrivait était celui où les têtes étaient le plus montées dans le sens de la guerre à outrance. Peu de jours auparavant, l’empereur François, causant avec lord Aberdeen, n’avait pas hésité à lui déclarer à plusieurs reprises qu’il ne mettait aucune confiance dans toutes les promesses que pourrait faire son gendre, et que « tant qu’il vivrait, il n’y aurait aucune sûreté pour l’Europe[2]. » Presque en même, temps l’empereur Alexandre venait d’annoncer hautement à sir Charles Stewart, frère de lord Castlereagh, à sa résolution de se porter à tous risques sur Paris… Sans se prononcer quant au successeur de Bonaparte, il ne dissimulait pas que l’objet de sa politique était de se débarrasser de lui et de ne faire avec lui aucun

  1. Voir les correspondances de lord Clancarty et les lettres de MM. Hamilton et Edward Cok, sous-secrétaire des affaires étrangères. Letters and despatches of lord Castlereagh, 3e série.
  2. Dépêche de lord Aberdeen, janvier 1814.