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vu un soldat inconnu se jeter plein d’ardeur au milieu de la mêlée et relever fièrement, sur le champ de bataille de l’histoire, le drapeau des temps modernes. La génération nouvelle s’émut au tableau animé des grandes guerres de la république, son cœur battit d’orgueil au spectacle de la France entière levée comme un seul homme pour défendre ses frontières menacées ; mais elle s’éprit surtout de son jeune historien quand elle le vit, sur les pas du général Bonaparte, descendre précipitamment les pentes escarpées des Alpes, et, non moins rapide que son héros, comme lui menant de front la guerre et la diplomatie, l’administration et la politique, entraîner d’une haleine ses lecteurs charmés depuis les défilés sanglans de Montenotte et de Millesimo, à travers les plaines meurtrières d’Arcole et de Lodi, jusqu’aux conférences pacifiques de Léoben et de Campo-Formio. Pour la vivacité des allures, pour la justesse des aperçus et la simplicité du style, il semblait que du premier coup la perfection avait été atteinte. Qui pouvait s’attendre à des progrès nouveaux ? Il nous était cependant réservé de constater une fois de plus ce que l’expérience du pouvoir et la pratique du gouvernement peuvent ajouter de réalité saisissante à l’intérêt sérieux de l’histoire. Par ignorance de la vie qui commence, par excès de confiance dans les maximes abstraites, si séduisantes pour la jeunesse, on a vu ceux-là mêmes qui plus tard s’en sont le mieux défendue commencer par céder à l’esprit de système. S’il leur à fallu surtout raconter une de ces époques où chez les mêmes personnes le bien et le mal se sont trouvée étrangement confondus, seront-ils beaucoup à blâmer pour avoir trop légèrement adopté la théorie complaisante qui prétend effacer le rôle propre des acteurs humains au profit d’une certaine logique fatale des faits, et de je ne sais quelle force des choses anonyme et irresponsable ? En tout cas, cette façon de comprendre l’histoire ne pouvait demeurer celle d’un homme qui a eu l’honneur de mettre sa marque sur les affaires de son temps ; elle a complètement disparu de ces pages brillantes où nous sont retracées les grandeurs du consulat et les fortunes diverses de l’empire. La liberté humaine y est au contraire glorieusement rétablie dans la plénitude de ses droits. Les événemens ne disposent plus des hommes, ce sont les hommes qui commandent aux événemens. Du fond même du sujet, une grande figure se détache avec majesté : elle domine le récit, elle remplit le cadre, peut-être jusqu’à le déborder ; mais s’il règne en maître dans ce vif récit écrit avec l’entraînement d’une passion qui n’a pas toujours conscience d’elle-même, Napoléon y est aussi parfois jugé avec une sévérité d’autant plus imposante que, commandée par l’évidence, elle a coûté davantage aux prédilections avouées de l’auteur. Quand on a eu le