Page:Revue des Deux Mondes - 1861 - tome 31.djvu/401

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Il supporte tout pour arriver au but. Habitué même à vivre avec les grands, il a quelque chose de cette obséquiosité allemande qui simule l’humilité et s’incline devant l’appareil ou l’attitude de la puissance. Il ne lui en coûte pas de faire la révérence en cachant un sourire de défiance et de pitié, et il complimente Bossuet, qui scandalise sa raison et lasse sa complaisance ; mais au fond on aperçoit qu’il n’admet point qu’on puisse honnêtement et sérieusement traiter avec des hommes qui, pour la science, l’intelligence, le travail et la probité, ne sont les inférieurs de personne, et tenter en même temps de leur persuader qu’ils sont de tout point dans une erreur monstrueuse, et qu’ils n’ont rien de mieux à faire que d’abjurer purement et simplement. Dans ses lettres, il se contient, il se ménage : sa surprise se trahit à peine par une discrète ironie ; mais dans les notes qu’il a laissées en marge des lettres ou des écrits qu’il a reçus, il prend sa revanche et montre à quel degré il se sent méconnu. Quand il lit des lignes où le courtois Pellisson lui accorde la grâce qui est sobre, chaste, juste, affectueuse, fervente, et puis ajoute : « Pour humble, elle ne le sera jamais, » il ne peut retenir cette annotation : « Je ne sais comment on peut être humble quand on s’érige en juge des âmes jusqu’à les condamner aux flammes éternelles. Il n’y a rien de si présomptueux que cela. »

Cependant Pellisson ne peut s’empêcher d’y revenir, de lui insinuer qu’il aura un grand compte à rendre, de lui témoigner avec effusion la joie qu’il aurait à le voir touché et ramené, cette joie blessante que les dévots prennent pour celle de la charité, et qui signifie au fond : « Vous êtes perdu, si vous ne pensez comme moi. » Il n’est pas jusqu’à la sœur de Brinon qui dit avec un aplomb merveilleux au plus grand esprit qu’il y eût peut-être alors sur la terre qu’elle ne peut concevoir qu’il puisse être arrêté par des toiles d’araignée. Vainement on avait, dès le début de la discussion, posé ce point de doctrine, souvent obscurci où méconnu par le moyen âge, que l’hérésie contraire au salut ne consiste pas dans l’erreur ou l’ignorance toute seule, qu’il y faut encore la perversité de l’orgueil, de la mauvaise foi et de l’opiniâtreté. Leibniz prend cette concession fort au sérieux, et bien assuré de ses intentions, des sentimens honnêtes qui le conduisent, lui, Molanus, et les théologiens sages avec lesquels il se concerte, il compte que cette injure de la damnation pour simple dissentiment ne reparaîtra plus dans la discussion, comme la pensée en a dû disparaître des cœurs. Que devient-il en voyant ses correspondans tendrement inquiets pour son salut, lorsque Pellisson ; abordant le sujet de sa conversion, lui insinue que ses lumières le feront bien plus coupable s’il n’en fait pas l’usage que Dieu peut désirer, lorsqu’enfin Bossuet, convaincu qu’on