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Ces mensonges aux formes religieuses, cette dissimulation mystique, cet appel de la politique à la charité chrétienne nous semblent caractériser à merveille l'inspiré de Mme de Krüdner. Et quand nous nous représentons la cérémonie qui suivit cette conversation intime, le généralissime à cheveux blancs pressé dans les bras du jeune empereur, le respect officiel imposé à certains spectateurs, stupéfaits de cette solennelle comédie, les vivat sincères de la foule abusée, l’indignation contenue de l’agent anglais, — à quel rire diabolique ou divin ne nous sentirions-nous pas conviés, si nous ne songions à l’immense hécatombe, aux massacres inouïs, au terrible déchaînement de tous les fléaux humains qui avaient précédé cette pompeuse mystification, et dont elle était en quelque sorte le couronnement !

Ainsi finissaient les horreurs de 1812, ainsi étaient inaugurés les désastres de 1813. On était à un mois de la Bérésina, et, l’année révolue, Leipzig devait marquer la seconde phase du naufrage impérial. Sir Robert Wilson se retrouvait encore là sans nul doute ; il était du moins à Dresde, puisque le général Moreau, atteint du boulet providentiel qui lui fermait à la fois le chemin de la France et celui de la honte, tomba dans les bras de ce compagnon d’armes, à coup sûr bien imprévu. Le vainqueur de Hohenlinden frappé sous le même drapeau que l’ennemi passionné de la France, l’agent le plus implacable de la rivalité britannique : étrange contraste ! contraste moins choquant toutefois si l’on songe que ces deux hommes haïssaient, non la France, mais le maître terrible qu’elle s’était donné ! Il était permis en 1813, — il le sera toujours, espérons-le, — de faire cette distinction, parfaitement légitime pour un Anglais, un Russe, un Allemand, et qui, même chez un Français, pouvait alors, peut encore être parfaitement sincère, parfaitement logique, à cette condition cependant qu’elle ne l’entraîne point hors du domaine des conceptions de l’esprit et de l’action purement civile. Traduite en hostilité anti-nationale, et lorsqu’on s’en autorisait pour prendre les armes contre sa patrie, cette pensée, en elle-même parfaitement juste et permise, devenait un véritable crime public. La postérité ne s’est donc pas trompée dans le jugement qu’elle a porté sur les hommes qui, à divers titres et dans une mesure différente, ont, à ces époques difficiles, séparé leur pays du gouvernement de leur pays, et, tout en poussant au renversement de Napoléon, essayé de servir la France. Elle a flétri Moreau du nom de transfuge, elle ne dispute point à Lafayette le respect dû aux grandes vertus civiques et l’auréole que deux révolutions ont placée sur cette tête à jamais vénérable.


E.-D. FORGUES.