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Ces reproches amers, qui vont parfois jusqu’à l’invective, cette froide rancune conservée précieusement pendant dix années, et qui éclate après un demi-siècle, donnent toute sa valeur au détournent de cette espèce de drame dont les principaux acteurs sont le tsar, le vieux maréchal et l’agent des vengeances britanniques. La scène qui le termine vaut presque celle du début.

On est à Vilna, où les colonnes de Kutusov, épuisées d’hommes et de force, se sont groupées dès le 16 décembre, Le tsar, parti le 18 de Saint-Pétersbourg, arrive le 22 dans cette ville, encombrée de mourans et de morts. D’énormes bûchers, allumés dans les rues, combattent l’infection pestilentielle que répandent les cadavres amoncelés par milliers[1]. Le 26, Alexandre fit appeler sir Robert Wilson, et après qu’ils eurent échangé quelques mots relatifs à la solennité du jour (la fête anniversaire de la naissance du tsar), l’empereur lui adressa quelques remercîmens chaleureux sur le rôle qu’il avait joué, l’utilité de ses conseils, l’exactitude de ses renseignemens.


« Maintenant, continua le tsar, vous allez recevoir ma confession tout entière. Je sais que le maréchal n’a rien fait de ce qu’il eût fallu faire, rien entrepris contre l’ennemi à quoi il ne fût littéralement obligé. Il n’a jamais vaincu que par force ; il nous a joué mille et mille tours à la turque[2]. Pourtant la noblesse moscovite lui prête appui, et on insiste pour personnifier en lui la gloire nationale de cette campagne… Je vais donc, d’ici à une demi-heure… (ici, pause d’un moment), je vais décorer cet homme du grand ordre de Saint-George, et manquer ainsi, je l’avoue, à toutes les règles de cette glorieuse institution,… car c’est l’honneur le plus grand, c’était jusqu’à présent la distinction la moins prostituée de l’empire. Je ne vous demanderai point d’être présent ; je me sentirais humilié si vous étiez là… Pourtant je ne fais que céder à la nécessité la plus impérieuse. Désormais du reste je ne quitterai plus mon armée et ne l’exposerai plus aux dangers d’une direction pareille… Après tout, continua l’empereur, c’est un vieillard. Je vous demanderai de ne point lui refuser les courtoisies que l’usage commande, et de ne pas repousser ouvertement les avances qu’il pourra vous faire. Je désire que dès ce jour toute malveillance rétrospective soit abolie entre vous. Nous commençons une ère nouvelle ; il faut l’inaugurer par une vive reconnaissance envers le pouvoir d’en haut, et par des sentimens de généreux pardon à l’égard de tous. »

  1. « Dans l’hôpital Saint-Basile,… sept mille cinq cents cadavres étaient empilés l’un sur l’autre comme des saumons de plomb… On bouchait les fenêtres brisées et les trous des murs, pour empêcher l’air glacé de pénétrer dans les salles, avec des membres humains, troncs ou têtes, bras ou jambes, selon qu’ils s’adaptaient aux brèches, etc. » — Narrative of Events, p. 354.
  2. Pour comprendre ces derniers mots, il faut se rappeler la conversation d’Alexandre et de sir Robert Wilson relative aux honnêtes propositions du grand-vizir.