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commandant nous raconta qu’il avait recomplété au moins deux fois le chiffre toujours décroissant des malheureux qu’il menait ainsi avec les prisonniers qu’il ramassait sur sa route. Il ne désespérait pas d’arriver au pair, nonobstant les déficits. Dans ce triste convoi se trouvait un jeune homme dont la physionomie et le soin qu’il mettait à se tenir à l’écart fixèrent l’attention des officiers russes. Un des plus grands seigneurs attachés à l’état-major de Beningsen, après avoir échangé quelques propos avec lui sur le lieu de sa naissance, son rang, les circonstances de sa capture, en vint à lui demander si, dans de telles circonstances, la mort ne serait pas l’objet de ses vœux. « Oui, répondit le pauvre jeune homme. Si je ne dois pas être secouru, je ne demande qu’à périr immédiatement. Aussi bien, d’ici à quelques heures, je mourrai d’un coup de lance ou même d’inanition, comme j’ai déjà vu mourir des centaines de mes compagnons d’armes… En France, il y a des cœurs qui me regretteront, et pour eux je voudrais revoir mon pays ; mais s’il n’en doit pas être ainsi, plus tôt finiront cette ignominie et cette misère, mieux cela vaudra. » L’officier auquel il parlait en ces termes lui répondit aussitôt « que du fond de son cœur il avait pitié d’une si cruelle destinée, mais que malheureusement il n’avait aucun moyen de l’aider à se tirer d’affaire. Donc, si réellement il souhaitait la mort comme l’unique terme de ses souffrances, il n’avait qu’à se coucher sur le dos, et, pour preuve de l’intérêt qu’il inspirait à son interlocuteur, celui-ci se chargerait de l’expédier[1]. » Beningsen avait déjà pris quelque avance, mais le général anglais qui s’était arrêté pour entendre la conversation, voyant à quel étrange dénoûment elle tendait, discuta vivement la proposition acceptée, et fit valoir la nécessité de sauver, « coûte que coûte, » le malheureux officier (car c’était un officier), du moment où, en liant conversation avec lui, on avait de toute nécessité fait renaître en lui l’espérance. Toutefois ses argumens semblaient n’avoir aucune prise sur le grand personnage qu’il s’agissait de fléchir. Aussi piqua-t-il des deux pour aller rejoindre et ramener le général Beningsen ; avant de l’avoir atteint, venant à regarder derrière lui, il vit l’officier russe, descendu de cheval, asséner au prisonnier le coup mortel qu’il lui avait promis. Le sabre était bon et la main sûre, car la tête faillit être séparée du tronc. Jamais depuis on n’a pu convaincre le personnage dont il est ici question qu’il eût commis un acte répréhensible. »


Une note fort instructive nous apprend que ce « noble officier, » ce « grand personnage, » si sensible aux douleurs d’autrui, si secourable aux malheureux, est doué d’une charité si remarquablement énergique, n’était autre que le grand-duc Constantin, L’altesse impériale traitait nos prisonniers (mais pour de meilleurs motifs, il le faut reconnaître) absolument comme son aïeul Pierre le Grand traitait ses strélitz vaincus. Bon sang ne peut mentir, dit le proverbe.

Ce sont là d’odieux tableaux, n’est-il pas vrai ? Ils montrent la

  1. « To give proof of the interest he took in him, he himself would inflict the death-blow on his throat. » — Narrative of Eventv, p. 258.