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La Bretagne est pour la pêche du saumon la province de France la plus favorisée par la nature, et le Trieux, à l’embouchure duquel Vauban voulait faire un des grands établissemens militaires de la Manche, est avec son affluent le Ley le cours d’eau de la Bretagne qui attire le plus ce poisson. Les petits saumoneaux y affluent à l’approche du printemps ; mais, arrêtés aux barrages des moulins, ils y sont détruits par myriades. On sale et l’on embarille ce que rejette la capacité de consommation du voisinage. Le commissariat de la marine a fait ouvrir des passages dans les barrages qu’atteint le flot de mars ; par malheur, il a été impuissant sur ceux qui sont au-dessus, et les ateliers de destruction n’ont fait que changer de place. Les dévastations qui se commettent sur la Loire et sur le Trieux se reproduisent dans toutes les situations analogues : les lieux diffèrent, mais non les procédés. Les sauvages se contentent de couper l’arbre pour en avoir le fruit ; c’est chez nous l’arbre en fleur qu’on arrache.

Le saumon adulte n’est pas beaucoup mieux traité que le fretin. Il est, quand il remonte les rivières, le meilleur poisson qui se pêche en eau douce, et quand il les descend après le frai, l’un des plus mauvais ; mais, dans l’un et dans l’autre état, la liberté de circulation est une nécessité de son existence, et cette liberté n’en est pas moins entravée par ceux qui devraient en être les protecteurs. Soit qu’il remonte pour frayer dans les eaux vives des montagnes, soit que, dolent et amaigri, il aille reprendre dans la mer des forces et des chairs nouvelles, il lui faut des passages libres, et il ne trouve que des routes obstruées par des barrages hermétiquement fermés. Tous les cours d’eau se ressemblent sous ce rapport : la même indifférence pour l’aménagement de la pêche règne sur les plus grands comme sur les plus petits ; on ignore s’il n’y aurait pas à cet égard quelque intérêt à réserver, et l’administration, qu’elle exerce son droit de règlement sur les constructions hydrauliques privées ou qu’elle en élève elle-même pour des services publics, se montre également oublieuse d’une branche de la richesse sociale, dont les principaux produits appartiennent pourtant à l’état. Des exemples trop significatifs de cette négligence universelle sont ce qu’il y a de moins difficile à trouver.

La Risle était autrefois l’affluent de la Seine où le saumon était le plus abondant ; il en est aujourd’hui complètement exclu par le grand barrage écluse de Pont-Audemer. Des bandes de ces poissons d’assez petite taille viennent tous les quatre ou cinq ans protester tumultueusement aux portes de l’écluse contre cet attentat au droit d’aller et de venir ; elles laissent bon nombre des leurs aux mains des pêcheurs qu’attire le bruit de leur émeute, puis elles disparaissent