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et la saison qu’il y passe est pour lui celle de la sobriété. Une existence si généreuse et si désintéressée, se donnant sans réserve et sans rien recevoir en échange, n’est pas le problème le moins curieux qu’offre l’histoire naturelle des poissons. Il est probablement des retraites où, par compensation le saumon prend tout et ne donne rien ? il ne saurait nous gratifier que de ce qu’il enlève à d’autres ; mais de quelle pâture sous-marine forme-t-il ainsi sa propre substance ? Trouve-t-il dans les gouffres de l’Océan des végétaux appropriés à sa nature, ou bien leur dérobe-t-il une proie vivante comme lui ? A la force de ses mâchoires, au nombre et à la dureté de ses dents, aux exigences d’estomac communs à toutes les salmonées, à sa croissance enfin, il est difficile de voir en lui autre chose qu’un piscivore dont les appétits surexcités dans l’eau salée sommeillent dans l’eau douce. Quels sont alors les troupeaux marins dont il se repaît ? Les naturalistes seront longtemps réduits sur ce point à des conjectures plus ou moins plausibles. On dirait que, jaloux de nous dérober le secret de ses richesses sous-marines, le saumon plonge en atteignant les eaux salées dans leurs profondeurs, et ne se remontre à la surface qu’au moment de rentrer dans les eaux douces. Le hareng s’éclipse et reparaît de même ; on tient aujourd’hui pour constant qu’après avoir promené l’abondance de la Mer du Nord à la Manche ; les bancs de harengs, au lieu de se réfugier sous les glaces du pôle, descendent à des profondeurs impénétrables et que leurs migrations, s’il est permis de parler ainsi, sont plutôt verticales qu’horizontales. S’il n’est pas prouvé que les saumons les y suivent pour grossir à leurs dépens, il est au moins remarquable que les disparitions et les réapparitions des deux espèces coïncident à peu près, et que l’abondance du saumon croisse à mesure qu’on se rapproche des régions septentrionales dont le hareng fait sa demeure de prédilection. Le fond des rivières de la Norvège et même de quelques-unes de celles de l’Ecosse semble parfois à la lettre pavé de saumons ; or ces rivières sont voisines des bancs de harengs les plus serrés : les bandes de saumons et celles de harengs s’éclaircissent également à mesure qu’on se rapproche du midi, et le saumon est inconnu dans les affluens de la Méditerranée, où le genre clupée est beaucoup moins nombreux que dans l’Océan. Si les efforts ingénieux que l’on fait aujourd’hui pour naturaliser le saumon dans les affluens du Rhône n’étaient point couronnés de succès, ce fait viendrait à l’appui de nos conjectures. La certitude que la pâture offerte par le hareng est l’élément des récoltes que nous rapporte le saumon entraînerait deux conséquences importantes : la multiplication du hareng étant pour ainsi dire indéfinie, des assertions réputées incroyables sur l’ancienne affluence