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années ; deux années de bonheur paisible et de ravissement spirituel.. C’est alors qu’il écrivit sa Mérope, qu’il fit jouer son Antigone dans les salons du duc de Grimaldi, ambassadeur d’Espagne, qu’il dicta, recopia, corrigea ses quatorze premières tragédies, et, prenant le parti d’en livrer quatre à l’impression, aborda enfin, non sans angoisses, les grandes épreuves de la publicité. Quand ce n’étaient pas des ducs et des duchesses qui représentaient ses personnages, il lisait lui-même ses drames en présence de la société la plus sensible aux émotions du beau, et il arrivait parfois que sa parole vibrante, ses vers métalliques, ses pensées républicaines et altières éveillaient au sein de l’auditoire ému un génie qui s’ignorait encore. Un jour, dans ce brillant salon de Mme Maria Pezzelli, où se réunissait tout ce qu’il y avait à Rome d’esprits lettrés, où écrivains et artistes se mêlaient familièrement aux prélats et aux grands seigneurs, le poète, lisant sa Virginie, laissait éclater la sombre ardeur de son âme ; un jeune homme l’écoutait et sentit naître en lui, au souffle de cette voix, une puissance inconnue. C’était Vincenzo Monti, le même qui devait plus tard faire si bon marché de sa conscience au milieu des vicissitudes de son pays, mais qui, exalté alors et comme grandi par l’enthousiasme d’Alfieri, écrivit, tout jeune encore, non-seulement la plus originale de ses œuvres, mais une des meilleures productions de la scène italienne, le drame d’Aristodème. Ainsi se déployait l’activité du poète en ces fécondes années ; ainsi la comtesse d’Albany, enfermée hier dans un couvent, condamnée la veille chez son royal époux à la plus odieuse tyrannie domestique, redevenait souveraine par le cœur, et protégeait cette gloire naissante qui déjà remplissait l’Italie.

Prenons, garde cependant que les extases du poète ne nous fassent illusion. Ce bonheur dont il parle en un langage presque mystique, c’était un bonheur illicite, et qui ne pouvait durer. Il eût été vraiment trop étrange, même dans l’Italie du XVIIIe siècle, que les amours d’Alfieri trouvassent un Éden si commode dans le palais de ce cardinal, qui, par convenance au moins, était tenu de veiller sur la femme de son frère. Alfieri a beau s’indigner contre les prêtres qui se mêlent de ses affaires dans des vues toutes mondaines, il a beau flétrir les cafards, qui, en blâmant sa conduite, font la satire de la leur : il faut bien reconnaître que les hommes qui le condamnaient, autorisés ou non, ne faisaient que répéter fidèlement les premiers murmures de la conscience publique. « La conduite de cette dame à mon égard, dit-il en termes assez peu délicats, était plutôt en-deçà qu’au-delà de ce qui se pratiquait communément à Rome. » Qu’importe cette singulière excuse ? Ce qu’on ne voyait pas à Rome au milieu du relâchement général des mœurs, ce qui donnait aux aventures de la comtesse d’Albany un caractère particulièrement fâcheux,