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pour ce cœur si cruellement sacrifié jusque-là ; aura-t-il la force de s’éloigner ? osera-t-il lui refuser un bonheur qui est déjà confondu avec le sien ? Non, dût-il, pour savourer ce bonheur, subir en même temps mille tortures, dût-il éprouver auprès d’elle toutes les agonies de la mort, il ne la quittera point. Le voilà donc en visite réglée auprès de la royale comtesse, le voilà installé, pour ainsi dire, à titre de sigisbeo, de cavaliere servente, mais toutefois surveillé de fort près et obligé d’assister, le désespoir dans l’âme, aux brutalités du descendant des Stuarts. « Charles-Edouard, écrit à cette date le diplomate anglais, sir William Wraxall, est devenu bourru, violent, d’un commerce insupportable, surtout dans son intérieur ; son ivrognerie en fait un objet de pitié, et trop souvent de mépris, pour ceux qui le connaissent. » Alfieri écrivait de son côté, en parlant de cette malheureuse période : « Mon amie était condamnée à une captivité où elle se mourait d’heure en heure. » Au milieu de ces angoisses, l'immense amour du poète se traduisait dans ses œuvres : tantôt c’étaient des poésies où s’épanchaient en liberté les secrètes émotions de son cœur, tantôt c’étaient des drames qu’il composait d’après les plans de son amie. Vingt-deux ans avant que Schiller écrivît sa Marie Stuart au nom d’une sympathie générale pour les victimes humaines, Alfieri concevait la sienne dans un sentiment tout semblable, et il devait ses plus nobles inspirations à l’héritière infortunée de cette race tragique.

C’est aussi à cette période qu’appartiennent plusieurs de ses meilleures créations, la Conjuration des Pazzi, Don Garcia, Oreste, Rosemonde, Octavie, Timoléon, et ce poème, malheureusement trop peu historique, où il raconte, sous le titre d’Etruria vendicata, l’assassinat du duc Alexandre par Lorenzino de Médicis. L’amitié, ainsi que l’amour, secondait ce brillant essor du poète. L’abbé Caluso, qu’Alfieri avait connu à Lisbonne et pour lequel il s’était pris d’une affection si vive et si profonde, ce Montaigne vivant, comme il l’appelle, le plus fin des critiques, le plus aimable des penseurs, un des hommes qui ont le plus contribué, selon le témoignage de Vincent Gioberti, à la culture libérale de l’Italie du nord, l’excellent abbé Caluso venait d’arriver à Florence. Ami de ce brillant gentilhomme qu’il avait vu si inquiet à Lisbonne et si dégoûté de lui-même, il l’encourageait à se retremper dans une généreuse ambition ; confident de la comtesse, il l’aidait à créer un poète. Créer un poète ! Oui, je crois qu’elle a mérité cet éloge ; les meilleures pages d’Alfieri doivent être rapportées à la comtesse d’Albany, comme les œuvres les plus pures de l’ardent et tumultueux Immermann portent manifestement l’idéale empreinte de la comtesse d’Ahlefeldt[1].

  1. Voyez, sur le poète Immermann et la comtesse d’Ahlefeldt, la Revue du 15 avril 1858.