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part je ne me rappelle d’autre précédent dramatique qu’une comédie de deux jeunes auteurs, le Marchand malgré lui, jouée il y a deux ans sur cette même scène de l’Odéon où M. Bouilhet vient de plaider la cause du poète ; mais il en est de certains sujets comme du songe d’Athalie, du monologue d’Hamlet, de tous ces fameux morceaux de littérature dont sont excédés ceux même qui ne les ont jamais lus, et que l’on croit savoir par cœur à force d’en avoir entendu parler. Nous avouerons que le sujet, outre qu’il est rebattu, nous semble d’un goût douteux, car nous sommes de ceux qui ne comprennent pas très bien les épigrammes et les récriminations dont certains artistes poursuivent les bourgeois. J’ai toujours vu que les artistes qui pouvaient légitimement se permettre ces épigrammes s’en abstenaient soigneusement, et j’ai grand’peur que ceux qui se les permettent légèrement ne soient un peu trop fils de leurs pères, c’est-à-dire trop bourgeois eux-mêmes. Les poètes et les artistes contemporains sont généralement des fils de bourgeois, et qui oserait fixer chez certains d’entre eux le point où finit le bourgeois et où commence le poète ? Qui sait si, chez plusieurs des plus acharnés et des plus méprisans, le bourgeois n’entre point pour les trois quarts et le poète pour un quart seulement dans l’unité humaine qu’ils représentent ? Dans cette éternelle antithèse, le bourgeois est chargé de représenter toutes les petitesses et toutes les vulgarités, et le poète toutes les nobles aspirations. Je crains qu’il n’y ait dans ce contraste quelque chose de calomnieux, que les rôles ne soient pas aussi nettement tranchés dans la réalité. Je ne sais pas si les poètes et les artistes gardent toutes les bonnes qualités de leur nature pour leurs rapports avec les bourgeois, si dans leur conduite envers eux ils sont animés d’une générosité exempte de petitesses ; mais en vérité ils devraient bien conserver quelque peu de cette générosité dans les rapports qu’ils ont entre eux, car ces rapports ne sont pas plus exempts d’envie, de méchanceté, de rancune sourde et vulgaire que les rapports des bourgeois entre eux. Et puis est-ce une bonne manière d’exalter l’artiste que de le montrer perpétuellement en rivalité avec un mercier ou un bonnetier ? Mais, me dit-on, les bourgeois méprisent les artistes. Si cela est vrai, il faut avouer que les artistes le leur rendent bien : jamais il n’y eut plus complète réciprocité d’injures et plus exacte application de cet axiome de morale pratique : donnant, donnant.

Le mauvais goût et la puérilité étaient à craindre dans un pareil sujet, et nous rendons cette justice à M. Bouilhet qu’il a évité ce double danger. Ses bourgeois ne sont pas odieux, ils ne sont même pas trop ridicules ; ce sont d’honnêtes gens, têtus, bornés, très positifs, un peu secs et parfaitement dépourvus de toute espèce de vie morale, grave défaut assurément, mais qu’on ne peut leur reprocher avec justice, la vie morale leur étant parfaitement inutile pour diriger leurs affaires et gouverner leurs intérêts. Leur tyrannie sur leurs enfans ne dépasse pas les limites du pouvoir qui leur est accordé par la nature et par le code civil ; ils n’ont d’hypocrisie que ce qu’il en faut pour défendre leurs intérêts et éviter d’être les dupes les uns des autres ; ils ne sont jamais dans le vrai, mais ils ne sont jamais tout à fait dans le faux, et s’ils mentent, ce n’est que par à peu près, car ils sont gens prudens et savent que parole donnée est parole engagée.