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des cerfs à l’agonie. Les chapeaux pointus des cavaliers, les kris étincelant au soleil, le frémissement des hautes herbes, qui, agitées en tout sens, moutonnaient comme une mer houleuse, à l’horizon la longue ligne de buffles aux poils fauves, composaient un spectacle plein d’originalité et de poésie dont je pouvais à peine détourner mes regards. Soudain un magnifique cerf dont le bois dépassait les hautes herbes s’avança au galop dans ma direction. L’œil aux aguets, le cœur haletant, le fusil bien équilibré dans les deux mains, je guettais l’instant où la pauvre bête me passerait à belle portée, lorsqu’un coup de feu partit à mes côtés, et en me retournant je m’aperçus qu’un nuage de fumée enveloppait la figure de David. Je crus d’abord que cet animal venait d’attenter à ses jours pour échapper aux maléfices du malin esprit ; mais une interpellation qui partit au même instant à ma gauche m’apprit dans quelle direction le coup avait porté. — Corpo di Bacco ! l’on veut donc me massacrer ici ? criait le général d’une voix rutilante. Tu comprends ma joie en découvrant que la maladresse de mon serviteur n’avait eu d’autre résultat que d’enlever quelques éclats de bois à la cabane voisine, et de me prouver jusqu’à l’évidence que le Trufiano avait le plomb rageur. Inutile d’ajouter que le coup de feu échappé à David avait mis le beau cerf en piste. Par un caprice inexplicable du sort, tout le reste de la journée il ne me passa pas un seul animal à belle portée, tandis que mes voisins plus heureux voyaient le gibier défiler devant eux en abondance. À bout de patience, je commençais à maugréer contre ma déveine… The devil… sahib… tie devil ! répéta soudain d’une voix sentencieuse, en manière de consolation, mon domestique, en élevant sa main droite dans la direction du pavillon où le général se livrait à un incessant feu de file. Si je n’attachai pas grand prix à ces paroles bien intentionnées, elles me prouvèrent du moins que toute ma faconde n’avait pas réussi, comme je m’en étais flatté, à exorciser le possédé.

Vers deux heures, la chaleur était devenue accablante, le besoin de quelques rafraîchissemens se faisait vivement sentir, et les chasseurs, d’un commun accord, quittèrent leurs postes d’observation pour se diriger vers le pavillon du monticule. Les produits de la chasse avaient déjà été réunis, et je pus compter de mes yeux quarante-cinq beaux animaux qui portaient pour la plupart sur l’épine dorsale d’affreuses balafres, car les tireurs, le général Trufiano compris, avaient eu fort peu de succès. Un déjeuner fort appétissant, où la cuisine européenne avait fait d’heureux emprunts à la cuisine native, nous attendait sous le pavillon. Un pâté, une galantine, les curries les plus variés étaient flanqués de bananes, d’ananas, de pamplemousses, de pâtisseries de toute sorte. En manière de surtout, au milieu de la table, s’élevait une pyramide de mangoustans,