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été suivie d’une prostration singulière. Assis au pied du lit, dans une pose pleine d’abattement, mon pauvre compatriote semblait dominé par une idée fixe que ni le docteur ni moi ne pûmes nous expliquer. À toutes nos questions sur son âge, sa position sociale, ses projets, comme interpellant un interlocuteur imaginaire, il répondait d’une voix dont je n’oublierai jamais la morne tristesse : « J’ai fait trop de mal à cette noble femme… Désormais elle est sacrée pour moi… Pour tous les trésors de la terre, je n’ajouterais pas une goutte à la coupe d’amertume dont j’ai abreuvé ses lèvres ! »

Le prochain départ du bateau à vapeur d’Allahabad pour Calcutta, bateau sur lequel j’avais à l’avance retenu mon passage, me forçait à continuer ma route en toute hâte. Ma présence ne pouvait être d’aucun secours au malade ; je résolus donc de le confier aux soins du docteur James, en me portant garant de tous les frais que son traitement pourrait occasionner. Je priai de plus le docteur de ne rien négliger pour obtenir des renseignemens sur le nom et les relations du malheureux abandonné. Les soins et les investigations de l’excellent homme n’ont pas été couronnés de succès : une lettre récente m’apprend que l’état de mon compatriote ne s’est point amélioré. Quant à sa position sociale et son nom, tout ce que le docteur James a pu découvrir n’a servi qu’à confirmer les renseignemens incomplets obtenus par moi pendant mon court séjour à Futtehgur. Mon compatriote avait récemment parcouru les provinces nord-ouest en donnant des concerts, en compagnie d’un certain signor Carabosso, Italien, moitié guitariste, moitié faiseur de tours. Ces concerts avaient eu une grande vogue à Agra, Dehli, Meerut, surtout à Simlah. Le 17 mai, à la nuit tombante, le patient du docteur James était arrivé au dawk bungalow de Fyzabad, distant d’environ vingt-cinq milles de la station de Futtehgur. Il était alors accompagné d’un autre Européen. Ce dernier pouvait avoir de trente-six à quarante ans, était petit, assez obèse, et remarquable surtout par un broken nose, comme l’affirma le chef de l’établissement dans son broken english. À son arrivée, le voyageur français ne trahissait aucun symptôme de maladie, et dîna même de bon appétit ; mais le konsommah du bungalow eut occasion de remarquer qu’il passa la plus grande partie de la nuit à écrire. Au matin, lorsqu’un domestique entra dans sa chambre pour le réveiller, l’étranger était étendu sur son lit tout habillé et en proie au plus horrible délire. Prévenu immédiatement de l’état alarmant ou se trouvait son compagnon, l’étranger au broken nose, après lui avoir fait donner les premiers soins, partit en toute hâte, sous prétexte d’aller quérir un médecin à Futtehgur ; mais depuis lors il n’avait pas reparu au bungalow. L’état du malade ne tarda pas à s’améliorer, il passa la journée dans un calme apparent, et prit même quelque nourriture. À la nuit, un