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leurs maîtres ou se casser le bras dans les engrenages de l’usine. Ce refus héroïque du travail, si général chez les Indiens réduits en esclavage, est extrêmement rare chez le nègre ; pour s’affranchir, il court rarement au-devant de la mort.

Dans les conditions actuelles, une sérieuse insurrection des esclaves américains semble assez improbable, et ceux qui font de la liberté des noirs l’espérance de leur vie ne doivent guère compter sur une émancipation violente pour un avenir prochain. Livrés à eux-mêmes, les nègres d’Amérique ne se révolteront certainement pas, car ils n’ont jamais connu la liberté. Au moins les esclaves de Saint-Domingue se rappelaient en grand nombre les plages et les marais de l’Afrique, les fleuves, les lacs immenses et les forêts de baobabs ; ils avaient des traditions de liberté. L’esclave américain est né dans l’esclavage, son père avant lui et son grand-père étaient esclaves ; toutes ses traditions sont des traditions de servitude ; il voit tous ses ancêtres une bêche à la main, son maître est devenu pour lui une institution, le destin lui-même ; rêver la liberté, c’est rêver l’impossible. Aussi dur que soit son labeur, il y est habitué autant qu’on peut l’être ; les coups de fouet sont pour lui un des nombreux, mais nécessaires désagrémens de la vie. Il les subit avec une résignation de fataliste, car il a perdu ce désir de vengeance brutale du barbare qui frappe quand il est frappé, et il n’a pas encore la dignité de l’homme libre qui brise en même temps les entraves morales et les chaînes de fer. Aussi les propriétaires d’esclaves redoutent fort peu une insurrection spontanée, ils feignent même de ne craindre aucun mouvement sérieux dans le cas d’une guerre avec l’étranger ou avec les états du nord ; d’après eux, le nègre asservi n’est jamais un homme et ne peut comprendre le langage de la liberté. Il est possible en effet qu’à l’origine même d’une guerre la population esclave restât soumise : lors de la courageuse tentative de John Brown, on a vu les nègres libérés refuser eux-mêmes de prendre les armes ; habitués à l’obéissance, ils demandaient à continuer leurs travaux serviles, comme si l’heure de la liberté n’eût pas déjà sonné. Les dangers ne pouvaient devenir imminens pour les maîtres que si cette lutte, commencée par des blancs, se fût prolongée pendant quelques semaines.

À tort ou à raison, les planteurs du sud voient plus de sécurité que de sujets de crainte dans la possession d’un grand nombre d’esclaves, car plus ils auront de nègres à leur service, et plus ils décourageront le travail libre, forçant à l’émigration tous les blancs non propriétaires d’esclaves. Leur idéal serait de rester seuls dans le pays avec leurs chiourmes de noirs, sans que personne vînt jamais s’ingérer dans leurs affaires. Aussi demandent-ils impérieusement