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se répand, on organise aussitôt une battue pour sa capture. Chaque homme est son ennemi, le blanc parce qu’il est libre, le nègre parce qu’il est encore esclave ; il ne peut compter que sur lui-même dans cet immense territoire, qu’il mettra des mois ou des années à franchir ! Le plus souvent, il n’arrive pas au terme de son voyage ; il se noie dans quelque marécage, il meurt de faim dans la forêt, ou bien il est suivi à la piste par des chasseurs d’hommes, saisi à la gorge par le dogue d’un planteur et mené à coups de fouet dans la geôle la plus voisine. Là on commence par le flageller jusqu’au sang, on lui met au cou un collier de fer armé de deux longues pointes qui se recourbent en cornes de chaque côté de la tête ; puis on le condamne aux travaux forcés jusqu’à l’arrivée du maître.

La perspective de tant de dangers à braver et d’un si terrible insuccès effraie la plupart des esclaves qui désireraient recouvrer leur liberté ; le nombre de ceux qui tentent ainsi l’impossible n’atteint probablement pas deux mille par an, et la population totale des nègres réfugiés dans les provinces anglaises du Canada s’élève au plus à quarante ou quarante-cinq mille. Même parmi les esclaves fugitifs, on aurait tort de voir toujours des amans de la liberté capables de braver famine et dangers pour redresser la tête en levant vers le ciel leurs mains libres d’entraves. La plupart des nègres marrons, abrutis par la servitude, ne cherchent à s’assurer que le loisir. D’ordinaire ils s’enfuient avant le commencement des grands travaux de l’année, et pendant que leurs compagnons d’esclavage abreuvent les sillons de leurs sueurs, ils sont nichés dans un gerbier d’où ils surveillent d’un œil superbe tous les travaux de la plantation, ou bien ils parcourent les cyprières à la poursuite des sarigues et des écureuils. La nuit, ils s’introduisent dans les cours, comme des renards, pour voler des poules et des épis de maïs. Les planteurs connaissent la mollesse et la lâcheté de ces nègres et s’abstiennent de les poursuivre, sachant bien qu’ils viendront se livrer tôt ou tard. En effet, quand ces fugitifs commencent à maigrir, quand ils sont las de leurs courses aventureuses dans la forêt, et que la saison des grands travaux est passée, ils se présentent de nouveau devant leurs maîtres, et ils en sont quittes pour une cinquantaine de coups de fouet et un carcan de fer autour du cou. Que leur importe ? L’année suivante, à pareille époque, ils recommenceront leurs douces flâneries à travers les bois et les champs. Il n’est peut-être pas dans les États-Unis une seule grande plantation qui ne compte un ou plusieurs de ces nègres coutumiers de marronnage. En revanche, on cite à peine un ou deux exemples d’esclaves qui aient refusé tout travail par sentiment de leur dignité et préféré se suicider sous les yeux de