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encore résolue, les blancs et les noirs ne cessent point d’être ennemis irréconciliables, l’abîme de haine les sépare toujours, et le souvenir du passé condamne la race nègre à la misère ou à la mort. « Si on libère nos esclaves, me disait un planteur, excellent homme qui se calomniait certainement lui-même, mais ne calomniait point sa caste, qu’on nous en paie d’abord la valeur intégrale, puis qu’on se hâte de les éloigner du pays, car, je vous l’affirme, dix ans après le jour de l’émancipation, il ne resterait plus un seul nègre dans le pays ; nous les aurions tous exterminés à coups de carabines. » Le sénateur Hammond prétend que les nègres donneraient le signal de l’attaque, mais la conclusion à laquelle il arrive est la même que celle du planteur : « Avant que plusieurs lunes ne fussent révolues, s’écrie-t-il, la race africaine serait massacrée ou de nouveau réduite en esclavage ! » Ainsi l’émancipation pacifique semble impossible, et la lutte menace de se terminer comme à Saint-Domingue par l’expulsion ou l’extermination de l’une des deux races ennemies.

Épouvantés de la perspective de guerre et de désordre offerte par l’émancipation la plupart des abolitionistes, et Mme Beecher Stowe entre autres, proposent de renvoyer tous les nègres libres en Afrique, et de leur donner à coloniser et à civiliser ces côtes de Guinée où leurs ancêtres ont été jadis volés par les négriers. Cette solution du problème est tout simplement impossible. Pour exiler ainsi les esclaves libérés du sol de l’Amérique, il faudrait d’abord obtenir le consentement des nègres, dont les conditions d’hygiène ont été changées par le climat du Nouveau-Monde, et qui redoutent à juste raison le climat à la fois humide et torride de l’Afrique tropicale. Si on les transportait malgré eux, on se rendrait coupable d’un forfait semblable à celui qu’on a commis envers leurs ancêtres ; on organiserait sur une échelle gigantesque la proscription en masse de plusieurs milliers d’hommes. Non, puisqu’on a arraché les nègres à leur première patrie, qu’on les laisse maintenant dans celle qu’on leur a donnée ! Ils sont nés en Amérique, ils y ont passé leur enfance, ils y ont souffert : qu’ils puissent enfin y être heureux ! Ils y ont été torturés par des maîtres : qu’ils deviennent citoyens et jouissent de la liberté ! Le même sol qui a vu leur avilissement doit être le théâtre de leur réhabilitation. Si plusieurs d’entre eux veulent contribuer par leur travail à la prospérité de Libéria, les rapports entre les deux continens et les progrès de la civilisation ne peuvent qu’y gagner ; mais n’est-il pas probable et même certain que presque tous les nègres de l’Amérique du Nord se grouperont peu à peu dans les îles merveilleuses de la mer azurée des Caraïbes, sur les plages du golfe du Mexique, dans l’Amérique tropicale, où leurs frères ont déjà fondé diverses républiques douées de tous les germes d’une grande