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musicien délicat, facile et élégant qui a le mieux exprimé la grâce, la galanterie aimable et l’esprit parisien dans ce qu’il a de plus fugitif et de plus séduisant serait l’objet d’un respect mérité, et qu’on le traiterait comme l’enfant chéri de la maison. Les choses se sont passées comme le public l’avait décidé, et rien n’y a fait, ni l’imbroglio souvent nuageux de M. Scribe, ni des situations scabreuses qu’on, n’aurait pas tolérées dans une autre circonstance, pour empêcher le succès de la Circassienne, dernière production d’un musicien fertile en miracles, et qui vient de prouver, à l’âge de quatre-vingts ans, qu’il n’y a que les sots qui vieillissent.

Il n’est pas facile de conter au lecteur l’histoire d’un officier russe, nommé Alexis Zoubof, qui, se trouvant en garnison dans un village lointain, au pied du Caucase, s’ennuie et ne sait de quelle manière passer son temps. Pour alléger le poids des heures qui s’écoulent si lentement, Zoubof raconte à ses camarades, réunis en cercle autour de lui, qu’en sortant des pages, où il a été élevé à Saint-Pétersbourg, il reçut une lettre d’une grande dame qui habitait un château à la campagne. Elle lui disait que, se trouvant seule pour le moment et ayant besoin d’une dame de compagnie, il serait facile à un jeune homme encore imberbe de se présenter chez elle sous un déguisement féminin, sans éveiller le moindre soupçon. Zoubof accepte la proposition, s’habille en femme et se rend chez la comtesse. Là survient bientôt un général russe, beau-frère de la comtesse, une espèce de brute à demi sauvage qui n’a jamais rien aimé, et qui s’éprend pour le jeune page travesti d’une passion furieuse. La comtesse se voit forcée de faire disparaître Zoubof le plus tôt possible. Telle est l’histoire que raconte à ses camarades le lieutenant Alexis Zoubof, lorsqu’arrive de Saint-Pétersbourg le peintre de la cour, Lanskoï, un boute-en-train et un ami de Zoubof. On s’embrasse, on s’explique sur les motifs de cette heureuse rencontre, et on décide que, pour passer agréablement le temps, on n’a rien de mieux à faire que de jouer la comédie. — Quelle comédie pourrait-on jouer, sans décors, sans costumes et sans femmes ? — J’en ai une là, répond Lanskoï, qui vient de Paris ; c’est une comédie en un acte de Marsollier, musique de Dalayrac, et à deux seuls personnages, intitulée Adolphe et Clara. — C’est une idée admirable ! s’écrie-t-on, et le lieutenant Zoubof a toutes les qualités nécessaires pour représenter le rôle de Clara. La gageure est acceptée, et au moment où le lieutenant Zoubof revient sur la scène, habillé en femme, il se trouve face à face avec le général Orsakof, qui vient inspecter l’armée du Caucase. Ce général est précisément celui qui est devenu amoureux de la prétendue dame de compagnie de sa belle-sœur. Il la retrouve dans le lieutenant Zoubof, déguisé en Circassienne, et cette rencontre va donner lieu à une complication d’incidens qui est le fort et le faible de l’imaginative de M. Scribe. Toute la scène du second acte se passe dans le sérail d’un prince du pays, Aboul-Kazim, où la fausse Circassienne est conduite prisonnière ainsi qu’une nièce du général Orsakof, la belle Olga, dont le lieutenant Zoubof est amoureux depuis longtemps. Cet amour, qui est du reste partagé, double l’intrigue de la pièce, qui se dénoue, tant bien que mal, par le mariage de Zoubof, devenu colonel, avec la nièce et la pupille de cet imbécile de général Orsakof, qui jusqu’à la fin reste épris et amoureux à lier de la prétendue dame de compagnie de sa belle-sœur. Cette persistance d’une