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ils ont fait le sacrifice de Spinoza. J’en connais qui vont jusqu’à dire que le spinozisme est un crime. Eh! grand Dieu! qu’a donc fait cet honnête Spinoza de si criminel? Après avoir été persécuté par les dévots, il ne lui manquait plus que les injures des panthéistes! Son crime, c’est d’avoir nié l’idéal, méconnu la finalité de la nature, la liberté de l’homme, et tout réduit au fatalisme. Vous parlez d’or, dirai-je aux hégéliens; mais est-ce à vous de parler ainsi? Quoi! vous avez emprunté à Spinoza son idée de l’immanence[1], aussi bien que son idée de l’identité absolue du sujet et de l’objet[2], et puis vous venez lui faire un procès criminel ! Ceci est de l’ingratitude et, qui plus est, de la maladresse, car la différence qui vous sépare de Spinoza est bien petite, en vérité. Il n’a pas compris, dites-vous, que le développement de l’absolu devait avoir un terme, une fin idéale, et que cette fin, c’était l’affranchissement complet de l’esprit; mais vous, qui l’accusez de fatalisme, de quel droit parlez-vous des fins de la nature? Vous êtes dupes d’une illusion, ou vous voulez faire des dupes. Je comprends que la création ait une fin, s’il y a un créateur intelligent et libre qui se soit proposé cette fin, et qui y conduise toutes choses ; mais si ce que vous appelez Dieu n’est qu’un principe inconscient qui se développe sans le savoir et sans le vouloir, quand vous venez m’apprendre que le monde est sorti du néant sans autre cause que le besoin de résoudre l’antinomie du néant avec l’être, et sans autre fin que de donner à un philosophe allemand l’occasion de s’immortaliser en découvrant qu’il n’y a de ciel que sur la terre et de Dieu que dans l’homme, je dis alors qu’avec tous vos raffinemens dialectiques et vos grands mots de divin et d’idéal, vous tombez au-dessous du vulgaire, qui adore du moins de nobles symboles, tandis que vous, vous déguisez sournoisement votre incrédulité soue des formules, à moins que vous ne vous incliniez dévotement devant des mots.


Si tel est le fond de l’hégélianisme, pouvons-nous espérer qu’il exerce sur la pensée française une heureuse influence? Selon nous, il ne peut aujourd’hui produire que deux effets également funestes, je veux dire de favoriser le scepticisme et de précipiter le mouvement qui pousse les esprits au dédain de la métaphysique et au culte exclusif des sciences positives. Ce sont deux des plus graves maladies morales de notre temps.

Il y a parmi nous une école critique qui a écrit sur son drapeau

  1. « Deus est rerum omnium causa immanens, non vero transiens. » — Spinoza, Éthique, part. 1.
  2. « Ordo et connexio idearum idem est ac ordo et connexio rerum. » — Spinoza, Éthique, part. 2.