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encore à ses adversaires. Hegel place à l’origine des choses une première idée, l’idée de l’être pur. Otez ce principe, le système entier s’évanouit. Rétablissez-le, tout en sort nécessairement. Voilà donc le point de départ; allons au point d’arrivée. L’esprit universel, d’abord être pur, sort de cet état d’indifférence; il entre dans le devenir. Il parcourt toutes les formes et tous les degrés de la vie. Où vient-il aboutir? à l’homme. Cela doit être, dit Hegel. En effet, quel est le but du mouvement de l’esprit universel? C’est d’entrer en pleine possession de lui-même par la conscience et la liberté. Or cette fin magnifique s’accomplit dans l’homme et ne peut s’accomplir qu’en lui; elle est l’ouvrage de la civilisation et surtout de la philosophie. C’est par elle que la civilisation se complète, et que l’homme, après avoir traversé les formes imparfaites de la société civile et les symboles successivement épurés des arts et des différens cultes, arrive enfin à comprendre le fond de la politique, de l’art et de religion, qui est la liberté universelle et l’universelle identité.

Je demande où est Dieu dans ce système. Est-il au point de départ, au point d’arrivée ou sur le chemin? dans les autres grands systèmes de panthéisme, Dieu est ou paraît être au point de départ. Ainsi il est très certain que le Dieu de Plotin c’est l’Unité, et que le Dieu de Spinoza c’est la Substance. Hegel est, je crois, le premier panthéiste qui ait déclaré que l’être pur, point de départ de sa philosophie, est une pure abstraction. Je lui reconnais volontiers cette originalité là. Il confesse expressément que l’idée de l’être pur est une idée très pauvre et très vide, qu’il n’y en a pas de plus pauvre et de plus vide[1]. — Cela se conçoit : il voulait identifier cette idée avec celle du néant; il fallait bien la rabaisser.

Mais cela mène loin. Si l’idée de l’être pur est la plus creuse de toutes les idées, elle ne saurait aspirer au titre de Dieu. Quel est donc le Dieu de Hegel? S’il n’est pas au point de départ, chose fort étrange, est-il au point d’arrivée? Ce point d’arrivée c’est l’homme.

Il n’y aurait qu’un moyen pour Hegel d’échapper à cette conséquence, ce serait de dire que Dieu est partout et nulle part, qu’il n’est ni au point de départ ni au point d’arrivée, qu’il est la loi nécessaire qui fait passer l’être de l’un à l’autre; mais alors Dieu ne serait qu’une abstraction. Où trouver le point d’appui de son être et comment lui donner un sujet d’inhérence? Si donc l’on ne veut pas que

  1. « L’être et le non-être, dit Hegel, sont les déterminations les plus pauvres, par cela même qu’elles forment le commencement. » — « Le point essentiel dont il faut bien se pénétrer, c’est que ce qui fait le commencement, ce sont ces abstractions vides (Durflige, leere Abstraktionen), et que chacune d’elles est aussi vide que l’autre. » (Logique, partie Ire, § 87 et 88, papes 14 et suivantes du tome II de la traduction de M. Véra.)