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Suivant Leibnitz, toute substance est essentiellement une force; qu’on l’appelle corps, âme ou esprit, brin d’herbe ou soleil, ange ou bête, peu importe. Minéral, plante, animal, homme et Dieu même, tout être réel est un principe capable d’action. La force, l’activité, sont le signe et la mesure de l’existence. Plus une substance agit, plus elle a d’être, plus elle s’élève dans l’échelle de la perfection. Supposez un être entièrement inerte : vous donnez un corps à une abstraction; ce qui n’agit pas n’est pas, et l’être absolu et infini, c’est l’infinie et absolue activité.

Cette idée paraît fort simple : elle était pourtant au siècle de Leibnitz le plus étrange paradoxe, la plus extraordinaire nouveauté. La science alors ne voyait l’univers que par les yeux de Descartes, et Descartes était dualiste et mécaniste absolu. Regardant de son œil de géomètre le monde corporel. Descartes s’était dit : qu’y a-t-il de clair en tout cela? Une seule chose, savoir l’étendue, dont la figure et le mouvement sont des modes.

Voilà donc l’univers sans l’homme réduit à l’étendue et au mouvement; l’homme lui-même, comme animal, n’est qu’une machine plus compliquée que toutes les autres; c’est un bel automate. L’univers physique est l’empire de l’inertie et de la mort; il a reçu d’un plus haut principe une quantité immuable de mouvement qui se transmet de proche en proche par des lois mathématiques, sans aucune action individuelle. L’esprit s’effraie de cette inertie, de cette universelle torpeur : on espère, en se repliant sur le monde moral, trouver enfin un être actif et vivant; mais si Descartes n’a pas méconnu, il a singulièrement effacé l’activité humaine. Pour lui, tout l’homme spirituel est dans la pensée, et la pensée a ses lois, aussi inflexibles que celles du mouvement.

Laissez-vous aller maintenant au courant de la logique au lieu d’écouter les réserves de Descartes, et vous verrez que dans cette passivité universelle tous les êtres se réduisent, ou peu s’en faut, à des abstractions géométriques enveloppées dans une abstraction suprême, la substance, l’être en général, principe indéterminé où les modalités de l’étendue et de la pensée viennent se réunir.

Voilà où menaçait d’aboutir ce système, d’abord si simple, si lumineux, si pur, qui avait séduit toutes les plus belles intelligences du grand siècle. Le premier qui ait vu le danger, c’est Leibnitz. Il le voit même si bien, qu’il a l’air parfois de le grossir. On est tenté de le trouver indulgent pour Spinoza jusqu’à l’excès, et dur pour Descartes jusqu’à l’ingratitude. « Vous jetez la pierre à Spinoza, dit-il aux cartésiens; mais, après tout, qu’a-t-il fait? Il n’a fait que cultiver les semences de la philosophie de Descartes. Spinoza commence par où Descartes finit, par le naturalisme. Il ne s’agit