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Vers le même temps où s’agitait entre Bossuet et Leibnitz la question de la réunion des deux églises, le landgrave de Hcsse-Rheinfels, avec l’ardeur d’un nouveau converti au catholicisme, pressait Leibnitz de se réconcilier avec Rome. Leibnitz résistait, objectait, se dérobait. L’idée lui vint, parmi ces disputes subtiles et compliquées, où son grand esprit voyait plus de dissentimens puérils, d’arguties, de passions et d’entêtement que de désaccord fondamental, l’idée lui vint d’écrire une profession de foi qui, tout en maintenant les réserves essentielles d’un luthérien, se rapprocherait autant que possible de l’orthodoxie catholique, puis d’envoyer ce document à des théologiens romains en ayant soin de leur en dissimuler l’origine, et d’obtenir ainsi leur approbation[1].

Il serait peut-être excessif d’appeler cette manœuvre un piège, mais il faut convenir que cela y ressemble beaucoup. Leibnitz dit que c’est une adresse innocente. Je le veux bien, mais c’est l’innocence d’un diplomate plus que celle d’un chrétien. Quoi qu’il en soit, on voit cette idée reparaître souvent dans la correspondance de Leibnitz, et, à force d’y rêver, il l’avait même perfectionnée, car en 1694 il proposait à Spinola, évêque de Neustaed, de faire deux choses : d’abord une profession de foi habilement rédigée par un protestant, de telle sorte qu’elle pût être approuvée par des docteurs catholiques qui n’en sauraient pas l’origine, et réciproquement une profession de foi faite par un catholique avec assez d’adresse pour que des théologiens protestans pussent y donner les mains.

De bonne foi, avons-nous ici affaire à des chrétiens sérieusement divisés ou à des théologiens diplomates luttant de ruse et d’expédiens? Le Systema theologicum est très probablement une de ces pièces plus diplomatiques qu’on ne voudrait, et on voit maintenant pourquoi elle est presque orthodoxe sans l’être tout à fait, et pourquoi Leibnitz y cite le concile de Trente avec une docilité qui paraît presque plaisante quand on est dans le secret. En vérité, c’était bien la peine que le respectable abbé Emery fît demander cette pièce au roi de Westphalie par le général Mortier, qu’elle voyageât avec le cardinal Fesch, à qui le roi Jérôme en avait fait présent, de Paris à Lyon, et de Lyon à Rome, et qu’enfin elle fût exhumée à grand bruit pour donner à Leibnitz un brevet de catholicité apocryphe !

Mais que faut-il penser enfin de la religion de Leibnitz? Ni protestant, ni catholique, qu’était-il donc? Je réponds : il était philosophe. Voyant dans toutes les églises l’essentiel du christianisme, et dans le christianisme lui-même toutes les vérités fondamentales de

  1. Voyez la correspondance de Leibnitz avec le landgrave de Hesse-Rhenfiels, publiée par M. de Rommel, t. Ier, p. 313 et ailleurs.