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trop longue pour être racontée, mais dont nous donnerons le résultat net, l’œil fixé sur les nouveaux documens.

Il nous semble que les catholiques ont parfaitement réussi à prouver que Leibnitz était, en théorie comme en pratique, un fort tiède protestant. Lisez sa correspondance avec Bossuet, aujourd’hui complètement publiée[1] ; il est clair que sur le fond des dogmes Leibnitz est d’accord avec Bossuet. Leibnitz conteste l’œcuménicité du concile de Trente, mais il n’en conteste pas la doctrine. Il reconnaît expressément la primauté du siège de Rome. Voyez aussi en d’autres occasions les peines incroyables qu’il se donne pour faire accepter à Arnaud et au révérend père Des Rosses son explication philosophique du mystère de la transsubstantiation. « Combien ma théorie de l’eucharistie, s’écrie Leibnitz, n’est-elle pas supérieure à celle de Descartes, qui détruit le mystère en voulant l’expliquer ! » Ici Leibnitz se croit orthodoxe, ou se donne pour tel, si bien qu’à ce titre il se recommande à la compagnie de Jésus, où il ne désespère pas d’insinuer sa philosophie. Mais voici qui est décisif ; dans la correspondance publiée par M. de Rommel, Leibnitz dit au landgrave de Hesse : « Si j’étais né dans la communion catholique, je n’en sortirais point[2]. »

Certes ces paroles ne sont pas d’un bon protestant, et on s’explique maintenant la tiédeur pratique de Leibnitz et le mot tant cité des commères de Hanowe : Leibnitz glaubt nichts (Leibnitz ne croit rien). Écoutons aussi le secrétaire de Leibnitz, l’honnête Ekkart : « J’ai connu, dit-il, M. Leibnitz pendant dix-neuf ans ; il allait peu au temple, ou même point du tout. Je ne me rappelle pas qu’il ait communié une seule fois… »

Tout cela ne prouve-t-il pas surabondamment que Leibnitz n’était pas bon protestant ? Donc, dira-t-on, il était catholique. C’est aller un peu trop vite. Leibnitz, à la vérité, n’était pas luthérien croyant, cela est démontré ; mais il n’est pas moins bien démontré qu’il n’a jamais été catholique. Et d’abord si Leibnitz avait été convaincu de la vérité du catholicisme, qu’est-ce qui l’empêchait de s’y convertir, comme faisaient alors tant de personnages illustres, princes, savans, hommes de toute condition ? Était-ce par attachement à sa famille ? Non ; il avait perdu ses parens de bonne heure, et n’était pas marié. Était-ce par ambition ? Mais l’ambition lui eût conseillé de se convertir. On lui en fournit deux occasions des plus sédui-

  1. Nous n’avions que vingt-quatre lettres de Leibnitz à Bossuet, onze de Bossuet, dix de Mme de Brinon. M. Foucher de Careil nous donne quatre-vingt-douze lettres de Leibnitz, vingt-cinq de Bossuet, trente de Mme de Brinon, et il y ajoute dix-sept lettres de Pellisson, trois de Molanus, etc.
  2. Lettre de janvier 1681, dans M. de Rommel, t. II, p. 17 et suiv.