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mystérieux qui, en écartant de lui la population des campagnes, le laissait libre de suivre les instincts de sa nature vagabonde et sauvage.

En allant un dimanche au village, il apprit que la mère de Jeanne venait de mourir chez la parente qui l’avait charitablement accueillie avec sa fille. Cette nouvelle lui causa un vif chagrin ; il se figurait Jeanne dans une situation analogue à la sienne, orpheline et seule au monde, réduite à gagner sa vie à la sueur de son front sous l’œil d’une maîtresse exigeante et sévère. Il n’en était pas tout à fait ainsi par bonheur. La cousine Rose traitait Jeanne avec douceur. Celle-ci d’ailleurs savait se rendre utile de mille manières. Elle apportait en toutes choses ce dévouement absolu des cœurs éprouvés par la souffrance, qui aiment à répandre autour d’eux l’affection dont ils ont besoin pour eux-mêmes. Elle pensait souvent à son village natal, dont elle se croyait séparée par une distance incommensurable, bien qu’elle n’en fût pas à plus de six lieues ; mais pour l’habitant des campagnes, habitué à voir toujours les mêmes horizons, changer de commune c’est presque s’expatrier. Chaque paroisse d’ailleurs a son individualité, et sous l’uniformité apparente du costume et des usages se cachent une foule de nuances qui échappent à nos regards distraits.

Jeanne aimait donc à reporter sa pensée vers les lieux où s’était écoulée son enfance. Souvent elle s’absorbait dans une rêverie profonde, et les paysages familiers à son souvenir se déroulaient subitement devant elle, comme si elle les eût vus dans un miroir magique. Un jour d’automne qu’elle rêvait ainsi, occupée à coudre dans la chambre retirée où elle se tenait volontiers assise près de la fenêtre, elle aperçut un chariot qui trottait rapidement sur la grande route. Le chariot s’arrêta à quelque distance de la maison, et il en descendit un homme qui attacha le cheval à la barrière d’un champ et continua de marcher. Emue sans savoir pourquoi, Jeanne laissa tomber son ouvrage sur ses genoux et resta immobile. Celui qui s’approchait alors de la maison s’arrêta aussi, sembla hésiter, s’essuya le front et se reprit à avancer lentement. La cousine Rose leva la tête et dit, comme si elle se fût parlée à elle-même : — Voilà un homme que je ne connais point… C’est peut-être un marchand ; il en passe tant par ici !

Jeanne, au lieu de répondre, ferma doucement la fenêtre et se retira dans un coin de la chambre. À ce moment, l’étranger touchait le seuil de la porte ; la cousine Rose appuya ses deux mains sur ses hanches et lui demanda avec une certaine dignité : — Qu’y a-t-il pour votre service ?

— Je m’appelle Mathurin Burgot ; on me nomme aussi Tue-Bique