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— Je voudrais qu’on défendît aux meneux de loups de venir aux foires, riposta le vieillard.

— Ça serait bien fait, répliqua Pierre Gringot ; ces gens-là ne rêvent que le mal du prochain… Je vous demande un peu le plaisir qu’ils trouvent à bouleverser une foire, à faire écraser le monde, à faire folleyer les bêtes… Ah ! le gredin de Tue-Bique ! Il est ici, je l’ai vu.

Tue-Bique était là en effet ; il courait au secours de Jeanne, qu’il avait longtemps cherchée au milieu de la déroute des hommes et des bestiaux. Poussée par la foule, la pauvre fille errait en tournoyant et ne savait plus ce qu’elle faisait. Un taureau furieux qui bondissait à droite et à gauche, comme si des banderillas acérées eussent déchiré ses flancs, se précipitait sur elle, le front bas, l’œil en feu. — Jeanne, Jeanne ! cria le meneux de loups. Et Jeanne tourna la tête ; mais, clouée à sa place par la frayeur, elle ne put faire un pas en avant. Comme une victime résignée à recevoir le coup de la mort, elle baissa la tête et couvrit ses yeux de ses deux mains. C’en était fait d’elle, si Mathurin ne l’eût saisie et enlevée dans ses bras. Le meneux de loups porta Jeanne à demi évanouie sur une lourde charrette dans laquelle toute une famille avait déjà trouvé un refuge. Quand il eut déposé la jeune fille en lieu de sûreté, Mathurin se retourna pour faire face à la bête qui le poursuivait toujours. D’une main hardie, il arrêta la corne brûlante du taureau, et le força de plonger dans la poussière ses naseaux ardens ; mais l’animal se releva par un brusque mouvement : saisi d’un redoublement de rage, il se dégagea de cette étreinte énergique, et, poussant sa tête en avant, il secoua le meneux de loups sur ses cornes et le lança par-dessus sa croupe. Jeanne poussa un cri, et le taureau continua à travers la foule sa course furieuse.


VI. — UN RAYON DE SOLEIL.

Quelle est la cause de cette folie subite qui transforme en bêtes furieuses les animaux paisibles réunis sur un champ de foire ? Ce qui est certain, c’est que des paniques pareilles à celles dont j’ai essayé de décrire les effets se renouvellent en toute saison et assez souvent dans les marchés de nos pays de l’ouest. Les paysans les attribuent aux sorciers qui sèment sous les naseaux des bœufs une poudre malfaisante, — le foie de loup, puisqu’il faut l’appeler par son nom. On conviendra que cette poudre doit être assez difficile à se procurer désormais, attendu que les loups sont devenus rares ; mais ceux qui les mènent savent toujours où trouver ces bêtes formidables qui resteront à jamais la terreur des campagnes. Toute ca-