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mule que lui avait enseignée le charlatan. Il ne tarda pas à redevenir gros et gras comme par le passé ; quand il paraissait le dimanche sur le perron de l’auberge des Trois Maures, son large pantalon serré sur la hanche, vêtu d’une courte carmagnole de gros drap brun, la cravate de coton nouée à la batelière, les cheveux coupés en rond effleurant les oreilles, avec un grand chapeau plat légèrement incliné sur le côté gauche, chacun le considérait comme le premier garçon de ferme de la paroisse. Annette l’ouvrière ressentait pour lui une véritable admiration. Il y avait déjà plus de deux ans qu’ils se causaient, et on prévoyait l’époque où Pierre Gringot, après avoir amassé, en travaillant chez les autres, assez d’argent pour prendre une ferme à son compte, épouserait celle que l’opinion publique désignait déjà comme sa future. D’ailleurs Annette passait pour être à l’aise ; ses parens possédaient dans le bourg une vieille maison avec jardin, un coin de pré sur le bord du ruisseau et un arpent et demi de terre dans les landes. De plus, elle ne manquait point d’ouvrage et pouvait à grand’peine suffire à la besogne, bien qu’elle eût pris une apprentie depuis sa rupture avec Jeanne.

Moins heureuse que sa compagne, devenue sa plus redoutable rivale, Jeanne était obligée de nourrir sa mère âgée et infirme, et beaucoup de ses anciennes pratiques la quittaient. On ne la demandait plus à la métairie des Hautes-Fougeraies ; quand même on l’y eût appelée, elle aurait refusé d’y travailler en compagnie d’Annette et de s’asseoir à la même table que Pierre Gringot. Il y avait des marraines charitables qui plaignaient la pauvre fille et prenaient parfois sa défense ; mais elle avait parlé au meneux de loups et reçu de lui un présent ! Elle était compromise, suspecte d’accointance avec un sorcier. De là à la croire capable de jeter des sorts sur les vaches, sur les personnes même, il n’y avait pas loin. On se demandait aussi tout bas comment, avec si peu de travail, Jeanne pouvait vivre, nourrir sa mère et se vêtir avec une élégante propreté. Ce mystère eût été dévoilé si quelque voisin indiscret eût entendu le dialogue qui s’établit entre Jeanne et sa mère, un soir de dimanche, à l’heure où la population des campagnes, joyeuse et reposée, oublie ses fatigues de la veille et se prépare courageusement au labeur du lendemain.

Il n’y avait ni feu ni lumière dans la petite chambre où se tenaient enfermées Jeanne et sa vieille mère. Après avoir aidé celle-ci à se mettre au lit, Jeanne s’agenouilla près du chevet et récita à demi-voix un dizain de chapelet, puis elle s’assit dans un coin de la chambre, pensive et attristée.

— Ma fille, dit la vieille femme, viens donc là, près de moi ; il faut que je te parle.